Tertullien
TRAITÉ DE L'ÂME : LIVRE III



Titre 5



Titre 5
SOMMAIRE
LIVRE AUDIO
XLI. Ainsi le mal de l'âme, outre celui qui est semé après coup par l'arrivée de l'esprit malfaisant, a sa source antérieure dans une corruption originelle, en quelque façon inhérente à la nature. Car, ainsi que nous l'avons dit, la corruption de la nature est comme une autre nature, ayant son dieu et son père, à savoir l'auteur de la corruption lui-même, de telle sorte néanmoins qu'il n'exclue pas le bien de l'âme, suréminent, divin et pur, le bien proprement inhérent à sa nature. En effet, ce qui vient de Dieu, s'éteint moins qu'il ne se voile. Il peut être voilé, parce qu'il n'est pas Dieu; il ne peut s'éteindre, parce qu'il vient de Dieu. C'est pourquoi, de même que la lumière arrêtée par quelque obstacle, demeure, quoique sans briller, si l'obstacle est assez épais, de même le bien, étouffé dans l'âme par le mal, d'après l'intensité de celui-ci, ou disparaît complètement, en cachant sa lumière, ou bien rayonne par toutes les issues aussitôt qu'il a reconquis sa liberté. Ainsi, il y a des méchants et des hommes vertueux, quoique nous ayons tous une âme de semblable nature: ainsi se rencontre quelque bien dans les plus pervers, quelque mal dans les plus vertueux, parce que Dieu seul est sans péché, « et que le Christ est le seul
homme sans péché, » attendu que le Christ est Dieu. Ainsi encore la divinité de l'âme, en vertu de son bien antérieur, éclate en présages, et la conscience prend une voix pour rendre témoignage à Dieu: « O Dieu bon! ----
Dieu me voit! ---- Je m'abandonne à Dieu! » Voilà pourquoi il n'y a point d'âme sans souillures, parce qu'il n'y a point d'âme qui n'ait la semence du bien. Conséquemment, lorsqu'elle parvient à la foi, régénérée par l'eau et par une vertu supérieure dans cette seconde naissance, après qu'est arraché le voile de son ancienne corruption, elle contemple sa lumière dans tout son éclat. Elle est reçue aussi par l'Esprit saint, de même que dans sa première naissance par l'Esprit profane. La chair accompagne l'âme dans son union avec l'Esprit, comme un esclave qui fait partie de la dot, dès-lors n'étant plus la servante de l'âme, mais de l'esprit. O bienheureuse alliance, si elle ne commet pas l'adultère!
XLII. Il nous reste maintenant à parler de la mort, afin que le traité se termine là où l'âme elle-même a consommé ses œuvres, quoiqu'Epicure, par un sophisme assez répandu, ait nié que nous fussions soumis à la mort. En effet, ce qui se dissout, dit-il, est privé de sentiment. Ce qui est privé de sentiment n'a rien de commun avec nous.
---- Fort bien! Mais ce qui se dissout, et ce qui est privé de sentiment ce n'est pas la mort, mais l'homme qui l'endure. L'homme a donné prise sur son corps à celle dont il subit l'action. Que s'il est dans la nature de l'homme d'endurer la mort, qui dissout la matière et enlève le sentiment, quelle extravagance que de dire! Une si grande puissance n'a rien à démêler avec l'homme! Sénèque (32) a dit avec plus de précision: « Tout finit avec la mort, jusqu'à la mort elle-même. » S'il en ainsi, la mort aura donc action sur elle-même, puisqu'elle finit elle-même, à plus forte raison donc sur l'homme, dans la destruction duquel elle finit, au milieu de toutes les ruines. La mort nous est étrangère! donc la vie nous est étrangère. Si, en effet, le principe qui nous dissout est hors de nous, celui par lequel nous existons est également hors de nous. Si la privation du sentiment nous importe peu, l'acquisition du sentiment nous est indifférente. Mais que celui qui tue l'âme tue aussi la mort. Pour nous, nous traiterons de la vie posthume, et de l'autre manière d'être de l'âme, ainsi que nous traiterons de la mort à laquelle nous appartenons, s'il est vrai qu'elle nous appartienne. Enfin le sommeil, qui en est le miroir, n'est pas une matière étrangère à ce traité.
XLIII. Discutons d'abord sur le sommeil; nous chercherons ensuite ce que devient l'âme après la mort. Le sommeil n'est pas quelque chose de surnaturel, comme il plaît à certains philosophes de le soutenir, lorsqu'ils lui assignent pour cause des raisons en dehors de la nature. Les stoïciens voient dans le sommeil l'affaissement de la vigueur des sens; les épicuriens, la diminution de l'esprit animal; Anaxagore avec Xénophane, une défaillance; Empédocle et Parménide, un refroidissement; Straton, la séparation de l'esprit né avec l'homme; Démocrite, un dénuement d'esprit; Aristote, un engourdissement de la chaleur qui environne le cœur. Pour moi, je ne crois pas avoir jamais dormi de manière à reconnaître quelqu'une de ces assertions. En effet, je n'irai pas croire que la défaillance soit le sommeil, qui est plutôt l'opposé de la défaillance, qu'il fait disparaître. Il est vrai de dire que l'homme est plutôt fortifié que fatigué par le sommeil. D'ailleurs, le sommeil ne naît pas toujours à la suite de la fatigue; et cependant quand il vient d'elle, elle n'existe plus. Je n'admettrai pas davantage le refroidissement, ni un engourdissement de la chaleur qui environne le cœur, puisque les corps s'échauffent tellement par le sommeil, que la répartition des aliments pendant le sommeil ne s'exécuterait pas aisément par une chaleur précipitée, pas plus que par les lenteurs du refroidissement, si le sommeil nous refroidissait. Il y a plus. La sueur est le témoignage d'une digestion brûlante. Enfin on dit que l'estomac cuit les aliments, ce qui est un effet de la chaleur et non du froid. Par conséquent, l'immortalité de l'âme ne nous permet de croire ni à une diminution de l'esprit animal, ni à la rareté de l'esprit, ni à la séparation de l'esprit né avec nous; l'âme périt si on l'amoindrit.
Il reste à examiner si nous pouvons dire avec les stoïciens que le sommeil est le relâchement de la vigueur des sens, puisqu'il n'amène que le repos du corps et non celui de l'âme. L'âme, en effet, toujours active, toujours en exercice, ne succombe jamais au repos, chose étrangère à l'essence de l'immortalité; car rien de ce qui est immortel n'admet la fin de son action; or le sommeil est la fin de l'action. En un mot, le corps, soumis à la mortalité, est le seul dont l'action soit interrompue par le repos. Celui donc qui doutera que le sommeil soit conforme à la nature, a déjà, il est vrai, les philosophes qui révoquent en doute, la distinction entre les choses naturelles et extra-naturelles, pour lui apprendre qu'il peut attribuer à la nature les choses qu'il estimait hors de la nature, parce qu'elle leur a donné un mode d'existence, tel qu'elles paraissent en dehors de la nature, et conséquemment ou toutes naturelles, ou toutes contraires à la nature. Mais chez nous il pourra entendre ce que suggère la contemplation de Dieu, auteur de tout ce qui est l'objet de la discussion. Nous croyons en effet que la nature, si elle est quelque chose, est une œuvre raisonnable de Dieu. Or, la sagesse préside au sommeil, qui est si favorable, si utile, si nécessaire, qu'aucune âme ne subsiste long-temps sans lui. N'est-ce pas lui qui répare les corps, renouvelle les forces, témoigne de la santé, suspend les travaux, guérit les fatigues? N'est-ce pas pour que nous en goûtions les légitimes douceurs que le jour disparaît et que la nuit revient régulièrement, enlevant même aux objets leur couleur? Que si le sommeil est chose vitale, salutaire, secourable, il n'y a rien de ce genre qui ne soit raisonnable, rien qui ne soit naturel. Ainsi les médecins relèguent hors des limites de la nature tout ce qui est le contraire d'une chose vitale, salutaire, secourable. Car en déclarant que les affections frénétique et cardiaque, opposées au sommeil, sont en dehors de la nature, ils ont décidé d'avance que le sommeil était conforme à la nature. De plus, en remarquant qu'il n'était pas naturel dans la léthargie, ils attestent avec nous que le sommeil est naturel lorsqu'il est dans ses conditions. Toute propriété naturelle, en effet, s'anéantit par défaut ou par excès, tandis qu'elle se conserve dans les limites de sa mesure. Ainsi une chose sera naturelle dans son essence, qui cessera de l'être si elle s'affaiblit ou s'exagère. Qu'arrivera-t-il, si vous retranchez l'aliment et la boisson des lois de la nature? car la préparation au sommeil est là principalement. Il est certain que l'homme en fut comme rassasié dès le commencement de sa nature. Si tu cherches à t'instruire auprès de Dieu, tu verras Adam, principe du genre humain, goûter le sommeil avant de soupirer après le repos, s'endormir avant d'avoir vaqué au travail, que dis-je? avant d'avoir mangé, avant d'avoir parlé, afin de nous apprendre que le sommeil naturel est une faculté qui domine toutes les autres facultés naturelles.
De là vient que nous regardons le sommeil, même alors, comme une image de la mort. Si, en effet, Adam figurait le Christ, le sommeil d'Adam était la mort du Christ dormant un jour dans la mort, afin que l'Eglise, véritable mère des vivants, fût figurée par la blessure qui ouvrit son côté. Voilà pourquoi un sommeil si silutaire, si rationnel, est pris déjà pour modèle de la mort commune au genre humain. Dieu, qui d'ailleurs n'a rien établi dans ses dispensations qui n'ait sa figure, a voulu, d'après le paradigme de Platon, ébaucher tous les jours plus complètement sous nos yeux le dessein de l'origine et de la fin humaines, tendant ainsi la main à notre foi, afin de lui venir mieux en aide par des images et des paraboles, dans les discours comme dans les choses. Il expose donc à tes regards le corps brisé par la puissance bienfaisante du sommeil, abattu par l'agréable nécessité du repos, dans un état d'immobilité tel qu'il fut gisant avant de vivre, tel qu'il sera gisant après la mort, témoignage de sa formation et de sa sépulture, et attendant l'âme, comme s'il ne l'avait pas encore, ou qu'elle lui fût déjà retirée. Mais l'âme est affectée de telle sorte qu'elle semble exercer ailleurs son activité, apprenant ainsi à s'absenter un jour en dissimulant déjà sa présence; toutefois elle rêve pendant cet intervalle sans se reposer, sans se livrer à l'inaction, sans asservir au joug du sommeil sa nature immortelle. Elle prouve qu'elle est toujours mobile; sur terre, sur mer, elle voyage, commerce, s'agite, travaille, joue, se plaint, se réjouit, poursuit ce qui est licite et ce qui ne l'est pas, montre que, même sans le corps, elle peut beaucoup, parce qu'elle est pourvue de ses organes, mais éprouve néanmoins la nécessité d'imprimer de nouveau le mouvement au corps. Ainsi le corps, rendu à ses fonctions lorsqu'il s'éveille, te confirme la résurrection des morts. Telle sera la raison naturelle et la nature raisonnable du sommeil. Jusque par l'image de la mort, tu es initié à la foi, tu nourris l'espérance, tu apprends à mourir et à vivre, tu apprends à veiller pendant que tu dors.
XLIV. Au reste, on dit d'Hermotime qu'il était privé d'âme pendant le sommeil, parce qu'elle s'échappait par intervalle du corps de cet homme, qui restait vide. Sa femme révéla ce secret. Ses ennemis, l'ayant trouvé endormi, le brûlèrent comme mort. Son âme, rentrée trop tard, s'imputa, j'imagine, cet homicide. Les habitants de Clazomène consolèrent Hermotime par un temple; aucune femme n'y paraît, à cause de la honte de son épouse. Pourquoi cette fable? De peur que la crédulité du vulgaire, déjà enclin à s'imaginer que le sommeil n'est que la retraite de l'âme, ne soit fortifiée par cet exemple d'Hermotime. Il s'agissait de quelque sommeil plus pesant, comme qui dirait un incube, ou bien de quelque affection, que Soranus (33) oppose à la précédente, excluant l'incube, ou tout autre maladie semblable, d'où est venue la fable qu'Epiménide avait dormi près de cinquante ans. Néron, d'après Suétone, et Thrasimède, d'après Théopompe, n'ont jamais rêvé, excepté pourtant Néron, vers la fin de sa vie, après ses terreurs. Mais que répondre, si Hermotime fut si immobile que le repos de son âme, inactive pendant le sommeil, fut pris pour sa séparation d'avec le corps? Il faut admettre toute espèce de conjecture plutôt que cette licence de l'âme s'échappant ainsi avant la mort, et cela continuellement, par une sorte d'habitude. Si, en effet, on me disait qu'il arrive à l'âme, comme au soleil et à la lune, une sorte d'éclipsé, je me persuaderais que cela procède d'en haut: il est convenable que l'homme soit averti, ou épouvanté par Dieu, qui le frappe d'une mort temporaire, comme par un éclair rapide, si toutefois il n'était pas plus naturel de croire que c'est là un songe, puisque ces avertissements devraient arriver plutôt pendant la veille.
XLV. Nous sommes contraints ici d'exprimer l'opinion des Chrétiens sur les songes, attendu qu'ils sont les accidents du sommeil, et les élans non médiocres d'une âme que nous avons déclarée toujours occupée et agissante par la perpétuité du mouvement, ce qui est une preuve de sa divinité et de son immortalité. Ainsi, lorsque le repos arrive pour les corps, dont il est le soulagement spécial, l'âme, dédaignant un soulagement qui lui est étranger, ne se repose pas, et si le ministère des membres corporels lui manque, elle se sert des siens. Figure-toi un gladiateur sans armes, ou un cocher sans char, reproduisant, par leurs gestes, les habitudes et les efforts de leur art: quel combat! quelle rivalité! Toute cette agitation est vaine; il leur semble néanmoins qu'elle est vraie, quoiqu'elle n'ait rien de vrai. Il y a là des actes, mais pas d'effets. Nous appelons du nom d'extase cette puissance par laquelle l'âme est emportée ailleurs, comme dans une sorte de démence. Ainsi, à l'origine de la création, le sommeil fut consacré avec l'extase. « Et Dieu envoya l'extase à Adam, et il s'endormit. » Le sommeil, en effet, amena le repos du corps; l'extase, au contraire, envahit l'âme pour l'arracher au repos: de là le sommeil mêlé ordinairement à l'extase, et la nature de l'extase formée sur celle d'Adam. D'ailleurs, nos songes nous réjouissent, nous attristent, nous épouvantent; avec quelle douceur! avec quelle anxiété! avec quelle torture! tandis que de fantastiques imaginations ne nous troubleraient aucunement, si nous étions maîtres de nous-mêmes pendant que nous rêvons. Enfin, les bonnes œuvres sont inutiles dans le sommeil, et les fautes ont leur sécurité, puisque nous ne serons pas plus condamnés pour un fantôme de volupté, que couronnés pour un fantôme de martyre.
Et comment, me diras-tu, l'âme se souvient-elle de ses songes, puisqu'elle ne peut avoir la conscience de ses opérations? Telle sera la propriété de cette démence, parce qu'au lieu de provenir de la maladie, elle a sa raison dans la nature; car elle ne bannit pas l'esprit, elle le détourne. Autre chose est renverser, autre chose mouvoir, autre chose est détruire, autre chose agiter. Conséquemment, ce que fournit la mémoire est le fait d'un esprit sain; ce qu'un esprit sain poursuit dans l'extase, sans en perdre la mémoire, est un espèce de démence. Voilà pourquoi cet état s'appelle rêve et non aliénation; voilà pourquoi nous sommes alors dans notre sens, ou jamais. Car, quoique notre raison soit voilée en ce moment, elle n'est pas éteinte, si ce n'est qu'alors elle peut paraître superflue; or, la vertu propre à l'extase, c'est de nous apporter les images de la sagesse aussi bien que de l'erreur.
XLVI. Voilà que nous sommes contraints de discuter la nature des songes eux-mêmes par lesquels l'âme est mise en mouvement. Et quand parviendrons-nous à la mort? Ici, je répondrai quand Dieu le permettra. Ce qui doit arriver ne se fait pas attendre longtemps.
Epicure, en débarrassant la divinité de tout soin, en détruisant le plan de l'univers, et en livrant ce monde complètement passif au hasard et à la fortune, a jugé que les songes étaient absolument vains. Or, s'il en est ainsi, la vérité sera sujette aux vicissitudes, parce que je n'admets pas, que tout étant livré nécessairement au hasard, la vérité seule en soit affranchie. Homère assigne deux portes aux songes: la porte de corne, pour la vérité; la porte d'ivoire, pour le mensonge. On peut apercevoir, dit-on, à travers la corne, tandis que l'ivoire n'est pas transparent. Aristote, renchérissant sur ce mensonge, reconnaît cette opinion pour vraie. Les habitants de Telmesse (34) attachent un sens à tous les songes: s'ils ne l'entrevoient pas, ils accusent la faiblesse de leur pénétration. Or, quel est l'homme assez étranger à l'humanité pour n'avoir pas reconnu quelquefois la fidélité de telle ou telle vision? Je veux faire rougir Epicure, en ne disant qu'un mot des plus connus. Suivant Hérodote, Astyage, roi des Mèdes, vit en songe un fleuve sortir du sein de Mandane, sa fille, encore vierge, et inonder toute l'Asie. De même, dans l'année qui suivit le mariage de Mandane, il vit encore une vigne sortie du même lieu, ombrager toute l'Asie. Charon de Lampsaque rapporta ce fait avant Hérodote. Les devins, qui en conclurent que son fils était destiné à un grand œuvre, ne le trompèrent pas. Cyrus, en effet, inonda et opprima l'Asie. Philippe le Macédonien, avant d'être père, avait vu le sein d'Olympiade, son épouse, fermé par un anneau. Le sceau était un lion; il en avait auguré que toute postérité lui était interdite, parce que le lion, j'imagine, n'est père qu'une fois. Aristodème, ou bien Aristophon, conjecturant que rien de vide n'est scellé, lui annonça que c'était le présage d'un fils, et même d'un grand conquérant. Tous ceux qui savent ce que fut Alexandre, reconnaissent, dit Ephore, le lion de l'anneau. Il y a mieux, une femme d'Himéra (35) vit en songe la tyrannie que Denys devait faire peser sur la Sicile: ainsi le raconte Héraclide. Laodice, mère de Séleucus, prévit qu'il régnerait sur l'Asie, avant de lui avoir donné le jour. C'est Euphorien qui le publia. Je lis aussi dans Strabon que ce fut en vertu d'un songe que Mithridate s'empara du Pont. J'apprends de Callisthène que l'Illyrien Balaris étendit sa domination depuis les Molosses jusqu'à la Macédoine, à la suite d'un songe.
Les Romains, eux aussi, connurent la vérité des songes. Un songe avait montré à Cicéron, dans un jeune enfant que n'environnait aucun honneur, qui n'était encore que Jules Octave, et inconnu à lui-même, le restaurateur de l'empire, et le futur Auguste qui apaiserait les tempêtes civiles. Ce songe est consigné dans la vie de Vitellius (36).
Mais le songe, ne se bornant point à prédire l'élévation et la puissance, annonce encore les périls et les catastrophes. Ainsi, Auguste, malade à la journée de Philippes, échappa au poignard de Brutus et de Cassius, et ensuite à un danger encore plus imminent, en abandonnant sa tente, sur une vision d'Artorius (37).
Ainsi la fille de Polycrate, de Samos, l'ayant vu en songe, baigné par Jupiter, et parfumé par le soleil, prévit qu'il périrait sur la croix. Le sommeil révèle encore les honneurs et les talents; il découvre les remèdes; il dénonce les vols; il indique les trésors. La nourrice de Cicéron augura sa grandeur future, même dès son berceau. Le cygne qui s'envole du sein de Socrate, en charmant l'oreille des hommes, c'est Platon, son disciple. L'athlète Cléonyme est guéri pendant son sommeil par Achille. Sophocle le tragique retrouve dans un songe la couronne d'or qui avait été dérobée à la citadelle d'Athènes. L'acteur tragique Néoptolème, averti en songe par Ajax lui-même, sauve de la destruction le tombeau de ce guerrier, sur le rivage de Rhétée, devant Troies; et, en relevant ces pierres qui tombaient en ruines, il revient chargé d'or. Que de commentateurs, que d'historiens pour affirmer cette circonstance! Artémon, Antiphon, Straton, Philochorus, Epicharme, Sérapion, Cratippe, Denys de Rhodes, Hermippe, toute la littérature du siècle. Seulement, je rirai ou jamais de celui qui a cru pouvoir nous persuader que Saturne est le premier qui ait rêvé, à moins qu'Aristote aussi ne soit le premier qui ait vécu. Pardonnez-moi de rire. Au reste, Epicharme, avec Philochorus l'Athénien, assigne aux songes le premier rang entre toutes les divinations. L'univers, en effet, est rempli d'oracles de cette nature, tels que celui d'Amphiaraüs à Orope, d'Amphiloque à Mallé, de Sarpédon dans la Troade, de Trophonius dans la Béotie, de Mopsus en Sicile, d'Hermione en Macédoine, de Pasiphaé en Laconie. Hermippe de Béryte te racontera avec satiété, dans cinq volumes, tous les autres oracles, avec leurs origines, leurs rites, leurs historiens, et ensuite toute l'histoire des songes. Mais les stoïciens aiment mieux dire que Dieu, veillant sur l'humanité, qui est son œuvre, outre le secours des arts et des sciences divinatoires, nous donna aussi les songes comme l'assistance particulière d'un oracle naturel.
Voilà sur les songes la vérité telle que nous devons la consigner nous aussi, et avec son interprétation. Quant aux autres oracles où il n'est pas question de sommeil, qu'en dirons-nous, sinon qu'il faut les attribuer à la fourberie démoniaque de ces esprits qui habitaient alors dans ces hommes eux-mêmes ou qui ressuscitèrent leurs mémoires, pour établir le théâtre de leur malice, se donnant là encore pour des dieux, et trompant à dessein les hommes par leurs remèdes, par leurs avertissements, par leurs prédictions, bienfaits qui tuent en secourant, puisqu'ils n'ont d'autre but en secourant que de détourner l'esprit de la recherche du Dieu véritable, en lui insinuant un dieu mensonger? Conséquemment leur puissance n'est ni contenue ni circonscrite dans les murailles d'un sanctuaire. Elle se répand au-dehors, circule çà et là, et par intervalles elle est libre, afin que personne ne doute que les maisons elles-mêmes sont aux démons, et qu'ils assiègent les hommes de leurs illusions, non-seulement dans les temples, mais jusque dans les lieux les plus secrets.
XLVII. Nous déclarons donc que les songes nous sont envoyés la plupart du temps par les démons, quoique vrais et secourables parfois, mais toujours avec le but que nous avons signalé, le mensonge et la fourberie; à plus forte raison quand ils sont vains, trompeurs et obscurs, pleins d'illusions et impudiques. Faut-il nous étonner que les images appartiennent aux mêmes maîtres que les choses? Mais au Dieu qui a promis « que son esprit se répandrait sur toute chair, et que ses serviteurs et ses servantes prophétiseraient et auraient des visions, » il faut attribuer les songes qui seront conformes à sa grâce, tous ceux qui sont honnêtes, vertueux, prophétiques, révélateurs, édifiants, sous forme d'appel, dont la largesse a coutume de couler jusque sur les profanes, parce que « Dieu distribue également aux justes et aux injustes ses rosées et ses soleils. » En effet, Nabuchodonosor n'a-t-il pas un songe qui lui est envoyé par Dieu? La plupart des hommes n'apprennent-ils pas à connaître Dieu par des visions? Ainsi, de même que la miséricorde de Dieu se répand sur les païens, de même, les saints sont exposés à la tentation de l'esprit mauvais qui ne les quitte jamais, profitant de leur sommeil pour se glisser en eux, s'il ne peut y parvenir pendant qu'ils veillent.
La troisième espèce de songes se composera de ceux que l'âme semble se créer à elle-même par le souvenir de ce qui l'a frappée. Or, puisque l'âme ne peut rêver à son gré, car ainsi le pense Epicharme, comment sera-t-elle cause pour elle-même de quelque vision? Faut-il abandonner cette catégorie à une action naturelle, en réservant à l'âme, même en extase, la faculté de reproduire ce qui l'a ébranlée?
Mais les songes qui paraîtront ne provenir ni de Dieu, ni du démon, ni de l'âme, sans pouvoir être attendus, ni expliqués, ni rapportés, il faut les attribuer proprement à l'extase et à ses propriétés.
XLVIII. On assure que les songes les plus certains et les plus raisonnables sont ceux qui surviennent vers la fin de la nuit, parce qu'alors la vigueur de l'âme se dégage, et que le sommeil se retire. Quant aux saisons de l'année, c'est au printemps qu'ils sont plus paisibles; la raison en est que l'été relâche les âmes; l'hiver les endurcit en quelque façon; l'automne, qui d'ailleurs met en péril la santé, les amollit par le suc de ses fruits. Il en est de même de la position du corps pendant le sommeil. Il ne faut dormir ni sur le dos, ni sur le côté droit, ni l'intérieur du corps renversé, parce que le lieu des sens est troublé quand les cavités de la poitrine sont dérangées, et que la compression du foie met l'esprit à la gêne. Mais ce sont là, j'imagine, d'ingénieuses conjectures plutôt que des preuves certaines, quoique Platon en soit l'auteur. Peut-être même ces circonstances proviennent-elles du hasard. Autrement, les songes arriveront à volonté, si on peut les diriger. Car il s'agit d'examiner en ce moment les règles que l'opinion d'une part, la superstition de l'autre, prescrivent pour les songes au sujet des aliments qu'il faut prendre ou éviter. Il y a superstition, lorsque le jeûne est ordonné à ceux qui doivent consulter l'oracle, afin que l'abstinence amène la pureté: il y a simple opinion, lorsque les disciples de Pythagore rejettent la fève pour le même but, parce que c'est un aliment lourd et indigeste. Mais les trois frères, compagnons de Daniel, qui se contentèrent de légumes pour ne pas se souiller par les viandes, placées sur la table du roi, méritèrent surtout de Dieu la faveur et l'interprétation des songes. Pour moi, j'ignore si je suis le seul, mais le jeûne me fait rêver si bien, que je ne m'aperçois pas avoir rêvé.
---- Quoi donc! me diras-tu, la sobriété est-elle indifférente sur ce point?
---- Loin de là; elle est aussi nécessaire là-dessus que partout ailleurs: si elle profite à la superstition, à plus forte raison à la religion. Les démons l'exigent de leurs rêveurs, pour qu'elle serve d'introduction à leur divinité, parce qu'ils savent qu'elle est familière à Dieu. D'ailleurs Daniel ne s'est-il pas privé d'aliments pendant l'espace de trois semaines? Mais dans quel but? afin de se concilier Dieu par l'exercice de la mortification, et non pour attirer l'intelligence et la sagesse sur son âme qui aspirait à rêver, comme si la révélation devait s'obtenir autrement que par l'extase. Ainsi la sobriété ne servira point à faire naître l'extase, mais elle sera comme la recommandation de l'extase pour qu'elle s'accomplisse en Dieu.
XLIX. Les enfants ne rêvent pas, dit-on, puisque toutes les facultés de leur âme sont encore comme ensevelies, à cause de la faiblesse de leur âge. Que ceux qui le pensent remarquent leurs soubresauts, leurs signes et leurs sourires pendant leur sommeil, afin de se convaincre par les faits que les mouvements de l'âme qui sommeille éclatent facilement à la surface, à travers la délicatesse de la chair. On veut que les Atlantes, peuple de la Lybie, dorment d'un sommeil dont ils ne se souviennent pas; on en conclut la stupeur de l'âme. Or, ou la renommée, qui souvent calomnie les barbares, a trompé Hérodote; ou bien une grande multitude de démons de cette nature règne dans cette contrée. S'il est vrai qu'Aristote parle d'un certain héros de Sardaigne, qui privait de visions ceux qui dormaient dans son temple, il en résulte qu'il est à la fantaisie des démons de chasser ou d'amener les songes, si bien que les songes tardifs de Néron et l'absence merveilleuse de songes chez Thrasimède partent de la même source. Mais nous, nous faisons remonter les songes à Dieu. Pourquoi donc les Atlantes n'auraient-ils pas aussi des songes envoyés par Dieu, ne fût-ce que par cette raison, qu'il n'y a pas de nation étrangère à Dieu, puisque « l'Evangile brille sur toute la terre et jusqu'aux extrémités du monde? » La renommée a-t-elle donc menti à Aristote, ou bien les démons disposent-ils encore des songes, loin de nous imaginer qu'aucune nature d'âme soit exempte de songes?
L. En voilà suffisamment sur l'image de la mort, c'est-à-dire sur le sommeil; suffisamment aussi sur les opérations du sommeil, c'est-à-dire sur les songes. Abordons maintenant la cause de notre sortie de ce monde, ou, en d'autres termes, parlons de la mort, parce qu'il ne faut pas la passer sous silence, quoiqu'elle soit le terme de toutes les discussions. Nous déclarons par la bouche du genre humain tout entier que la mort est la dette de la nature. Tel est le décret prononcé par Dieu, tel est le pacte signé par tout ce qui naît, afin de réfuter par là non-seulement l'extravagance d'Epicure, quand il nie que nous ayons rien de commun avec cette dette, mais encore de couvrir d'ignominie la démence de l'hérétique Ménandre le Samaritain, qui assure que la mort, loin d'avoir quelque chose à démêler avec ses disciples, ne les atteint même pas. En effet, ajoute-t-il, j'ai été délégué par la suprême et mystérieuse puissance, pour que les hommes revêtus de mon baptême soient mis sur le champ en possession de l'immortalité, de l'incorruptibilité et de la résurrection. Nous lisons, il est vrai, qu'il existe un grand nombre d'eaux merveilleuses. La source vineuse de Lynceste engendre l'ivresse; la fontaine démoniaque de Colophon produit la fureur; le poison de Nonacris, en Arcadie, tua Alexandre; il y eut aussi en Judée, avant le Christ, un lac médicinal. Le poète nous raconte que le marais du Styx détruit la mort. Mais Thétys cependant pleura son fils. Ainsi, quand même Ménandre plongerait les siens dans le Styx, il n'en faudrait pas mourir pour arriver au Styx; car c'est dans les enfers qu'on place le Styx. Quelle est donc et où se trouve cette eau d'une vertu merveilleuse dont Jean-Baptiste ne fit jamais usage, et que le Christ lui-même n'enseigna point à ses disciples? Quel est ce baptême de Ménandre? Il est magique, sans doute. Mais pourquoi est-il si rare, si mystérieux, et destiné à si peu d'hommes? La rareté d'un sacrement auquel est attaché tant de sécurité et de certitude, qu'il dispense même de mourir pour Dieu, me devient suspecte, puisqu'au contraire toutes les nations gravissent déjà « la montagne du Seigneur et le temple du Dieu de Jacob, » qui réclame par la voie du martyre la mort qu'il a exigée de son Christ lui-même. Personne n'accordera sans doute à la magie la vertu d'affranchir de la mort, ou de rendre à la vigne une nouvelle vie en renouvelant son âge. Médée elle-même ne l'a pas pu pour un homme, quoiqu'elle l'ait pu pour un animal. Enoch et Elie furent enlevés à la terre: rien de leur corps ne fut retrouvé, parce que leur mort a été différée: d'ailleurs ils sont tenus à l'écart pour mourir, destinés à éteindre dans leur sang les fureurs de l'Antéchrist. Jean est mort aussi, Jean qui, on l'espérait vainement, devait nous rester jusqu'à l'avènement du Christ. En effet, la plupart des hérésies s'emparent de nos exemples, empruntant ainsi leurs arguments à une religion qu'ils attaquent. Enfin je ne veux que cette preuve abrégée: Où sont ceux que Ménandre a baptisés lui-même? ceux qu'il a plongés dans son Styx? Qu'ils approchent, qu'ils se montrent devant nous, ces apôtres éternels! que mon Thomas les voie, qu'il les entende, qu'il les touche; et il est convaincu.
LI. L'œuvre de la mort est assez connue; elle sépare l'âme d'avec le corps, mais pour laisser à l'âme cette immortalité que plusieurs, faute d'être instruits par Dieu, défendent faiblement. Telle est même l'indigence de leurs raisonnements, qu'ils veulent nous persuader que certaines âmes demeurent attachées au corps, même après la mort. C'est dans ce sens que Platon, quoiqu'il envoie immédiatement au ciel les âmes qu'il lui plaît, nous parle néanmoins, dans sa République (38), du cadavre d'un homme laissé sans sépulture, mais qui se conserva longtemps sans se corrompre, parce que l'âme ne l'avait pas abandonné. C'est dans ce sens que Démocrite remarque que les ongles et les cheveux croissent pendant quelque temps dans le tombeau. Or, la qualité de l'air peut avoir arrêté la dissolution de ce corps. En effet, ne se peut-il pas qu'un air plus brûlant, qu'un sol plus imprégné de sel, que la substance du corps elle-même, plus desséchée, enfin que le genre de mort, eussent enlevé d'avance à la corruption tous ses éléments? Quant aux ongles, comme ils sont l'origine des nerfs, il ne faut pas s'étonner que, dans la résolution et l'allongement des nerfs, ils s'allongent eux-mêmes, et paraissent s'étendre de plus en plus à mesure que la chair s'affaiblit. Les cheveux sont alimentés aussi par la cervelle, qui doit à son rempart secret de résister plus long-temps. D'ailleurs, chez les vivants eux-mêmes, la chevelure abonde ou disparaît suivant l'abondance de la cervelle. Tu as le témoignage des médecins.
Il y a plus. Il est certain qu'il ne demeure pas la moindre parcelle de l'âme dans le corps, condamné lui-même à disparaître un jour, aussitôt que le temps aura détruit tout le théâtre de ce corps. Voilà pourquoi quelques-uns ne veulent pas qu'on lui rende les honneurs funèbres par le feu, afin d'épagner le superflu de l'âme. Mais cette piété a son principe dans une autre cause qui, loin de ménager les restes de l'âme, a en horreur cette cruauté, même à l'égard du corps lui seul, parce que ce corps humain n'a pas mérité la barbarie de ce supplice.
D'ailleurs, l'âme étant indivisible, puisqu'elle est immortelle, nous oblige à croire que la mort est indivisible, survenant indivisiblement pour l'âme, non pas en tant qu'immortelle, mais en tant qu'indivisible. Or, la mort se divisera si l'âme se divise aussi, le superflu de l'âme devant mourir un jour: ainsi une portion de la mort demeurera avec une portion de l'âme. Qu'il existe des vestiges de cette opinion, je ne l'ignore pas. Je l'ai appris par l'exemple d'un des miens. J'ai connu une femme, née de parents chrétiens, morte dans la fleur de l'âge et de la beauté, peu de temps après un mariage unique. Elle s'était endormie dans la paix du Seigneur. Avant que l'on procédât à sa sépulture, au moment où le prêtre prononçait les prières, au premier souffle de l'oraison, elle écarta les mains de sa poitrine, les croisa dans l'attitude d'une suppliante, et ne les laissa retomber à leur place qu'après que les prières eurent été achevées.
Il court chez les nôtres un autre récit. On veut que dans un cimetière un corps se soit retiré pour céder l'espace à un autre corps que l'on plaçait auprès de lui. Si on raconte quelque chose de semblable chez les païens, c'est que Dieu déploie partout les signes de sa puissance pour servir de consolation aux siens, de témoignage aux étrangers. J'aime mieux attribuer cette merveille à Dieu qu'aux restes de l'âme, qui, s'ils existaient, auraient remué aussi leurs autres membres, et n'eussent-ils remué que leurs mains, ce n'eût pas été pour prier. Quant à ce corps, non-seulement il eût cédé la place à son frère, mais il se fût porté secours à lui-même, en changeant de situation. De quelque part que procèdent ces choses, il est certain qu'il faut les mettre sur le compte du prodige et du phénomène, plutôt que d'y voir le cours régulier de la nature. Si la mort n'arrive pas toute entière et d'une seule fois, elle n'existe pas. S'il reste une parcelle de l'âme, c'est la vie: la mort ne se mêlera pas plus à la vie que la nuit au jour.
LII. Cette œuvre de la mort, en d'autres termes la séparation du corps et de l'âme, sans vouloir parler ici de la fin, naturelle ou fortuite, a été divisée en deux catégories par la volonté de l'homme, l'ordinaire et l'extraordinaire. Il attribue l'ordinaire à la nature: c'est toute mort paisible. Quant à l'extraordinaire, il la juge en dehors de la nature; c'est toute mort violente. Pour nous, qui connaissons les origines de l'homme, nous posons hardiment en principe que l'homme n'était pas né mortel, mais qu'il l'est devenu par une faute, qui même n'était pas inhérente à sa nature. Toutefois on usurpe volontiers le nom de nature dans des choses qui semblent s'être attachées accidentellement à l'âme, depuis sa naissance. Car si l'homme avait été créé directement pour la mort, alors on pourrait imputer la mort à la nature. Or, qu'il n'ait pas été créé pour la mort, la preuve en est dans la loi elle-même qui tient suspendue sur sa tête une menace conditionnelle, et abandonne à la liberté de l'homme l'événement de la mort. Enfin, s'il n'avait pas péché, il ne serait jamais mort. N'appelons donc pas nature ce qui survient en vertu d'un choix qui a été offert, acte de volonté et non pas de nécessité, l'institution en fait foi. Conséquemment, quoique la mort ait mille formes diverses, de même que la nature des causes est variée, nous ne connaissons aucune manière de finir assez douce pour qu'elle ne soit pas amenée par la force. Cette loi elle-même qui opère la mort, toute simple qu'elle est, est une force. Quoi donc de plus puissant que cette cause qui interrompt une si grande société du corps et de l'âme, et arrache l'une à l'autre deux substances sœurs qui n'en formaient qu'une depuis la conception? en effet, que l'on exhale l'esprit dans un transport de joie, comme le Spartiate Chilon, embrassant son fils vainqueur à Olympie; que l'on meure de gloire, comme l'Athénien Clidème, pendant que les histrions avouent sa supériorité en lui offrant une couronne d'or; ou dans un songe, comme Platon; ou dans un accès de rire, comme Crassus, une mort qui surprend par une voie étrangère, qui chasse l'âme par ce qui la flatte, qui apporte le trépas au moment où il est plus doux de vivre, dans l'allégresse, dans les honneurs, dans le repos, dans le plaisir, une pareille mort n'en est que beaucoup plus violente. Pareille est la force qui pousse les vaisseaux, lorsque, loin des écueils de Capharé, sans être battus par la tempête, sans être brisés par les vagues, poussés par des brises favorables, glissant sur la mer au milieu des chants de l'équipage, saisis tout à coup d'un déchirement intérieur, ils disparaissent avec toute leur sécurité. Il en est ainsi des naufrages de la vie, même lorsque la mort arrive paisiblement. Que le navire de notre corps s'en aille tout entier, ou mis en pièces, qu'importe, puisque la navigation de l'âme est arrêtée?
LIII. Fidèle à notre plan, nous suivrons l'âme dans le lieu où elle se rend, une fois nue et dégagée de sa dépouille. Toutefois, il faut achever auparavant ce qui concerne ce point, de peur que, s'appuyant sur les différents genres de mort que nous avons annoncés, on n'attende de nous sur chacun d'eux un examen qu'il faut abandonner plutôt aux médecins, juges naturels de tout ce qui regarde la mort, soit des causes, soit des conditions corporelles elles-mêmes. Toutefois, pour fortifier encore ici la preuve de l'immortalité de l'âme, en parlant de la mort, je toucherai occasionnellement un mot de cette manière de finir dans laquelle l'âme s'échappe par degré et de moment en moment. En effet, présentant l'aspect d'une défaillance progressive, elle se retire en paraissant se consumer, et par les lenteurs de son départ fournit l'idée qu'elle s'anéantit. Mais la cause tout entière réside dans le corps et vient du corps: car ce genre de mort, quel qu'il soit, est infailliblement la destruction ou des matières, ou des régions, ou des voies vitales; des matières, telles que le fiel et le sang; des régions, telles que le cœur et le foie; des voies vitales, telles que les veines et les artères. Ainsi, tandis que tous ces organes sont ravagés dans le corps par un outrage particulier à chacun d'eux, nécessairement jusqu'à la ruine et le déchirement absolus de la vitalité, c'est-à-dire des fins, des enceintes, et des offices naturels, l'âme contrainte de se retirer elle-même a mesure que ses instruments, ses domiciles et ses espaces tombent en ruines, semble s'amoindrir aussi, à peu près comme le conducteur d'un char paraît défaillir quand la fatigue de ses chevaux trahit ses forces, privé de son secours, mais non atteint dans sa personne. De même, l'esprit animal, qui est le cocher du corps, tombe en défaillance, non pas en lui-même, mais dans son véhicule qui s'en va en lambeaux, abandonnant son œuvre, mais non sa vigueur, s'allanguissant dans son opération, mais non dans son essence, ruinant sa constance, mais non sa substance, parce qu'il cesse de paraître, mais non parce qu'il cesse d'être. Ainsi toute mort rapide, semblable à une faulx qui moissonne des têtes, et ouvrant d'un seul coup à l'âme une large porte; ou bien une force soudaine qui brise à la fois tous les organes de la vie, telle que l'apoplexie, cette ruine intérieure, n'apportent à l'âme aucun délai, et ne prolongent pas le supplice de son départ. Mais là où la mort est lente, l'âme abandonne selon qu'elle est abandonnée. Toutefois elle n'est pas fractionnée par ce genre de mort, elle est arrachée, et, ainsi arrachée, elle laisse croire que sa fin est une portion d'elle-même. Or, toute portion n'est pas coupée sur-le-champ, parce qu'elle est la dernière, et de ce qu'elle est exiguë, il ne s'ensuit pas qu'elle périsse aussitôt. Chaque fin correspond à sa série, chaque portion se rapporte au principe, et les restes qui sont en cohésion avec l'universalité, l'âme les attend au lieu de les abandonner: de sorte que, j'ose le dire, la dernière parcelle de la totalité est la totalité, parce que, pour être la plus petite et la dernière, elle n'appartient pas moins à l'âme. De là vient enfin que souvent l'âme, au moment même de son divorce, est plus puissamment agitée, que son intuition est plus lumineuse, sa parole plus abondante, parce que, placée sur un théâtre plus élevé, et libre dans son action, elle énonce par les parcelles qui séjournent encore dans la chair ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle commence à connaître. Si, en effet, Platon compare le corps à une prison, l'Apôtre dit qu'il « est le temple de Dieu, » lorsqu'il est avec Jésus-Christ. Cependant il n'en est pas moins vrai que le corps enferme l'âme dans son enceinte, qu'il l'obscurcit, qu'il la souille par la lie et le contact de la chair. Voilà pourquoi la lumière ne lui parvient que confuse, et comme au travers d'un miroir de corne. Mais, il ne faut point en douter, lorsque par la violence de la mort elle est arrachée à la société de la chair, et purifiée par ce déchirement lui-même, il est certain qu'elle s'élance de la clôture du corps dans l'immensité, vers sa pure et incorruptible lumière. Elle se reconnaît aussitôt elle-même dans l'affranchissement de sa substance, et, rendue à sa liberté, elle revient à la divinité, comme si elle sortait d'un songe, comme si elle passait des fantômes à la réalité. Alors elle énonce ce qu'elle voit; alors elle tressaille d'allégresse ou frémit d'épouvanté, selon les apparences de son domicile, et d'après l'aspect de l'ange chargé d'appeler les âmes, le Mercure des poètes.
LIV. Nous répondons enfin à cette question: Où l'âme sera-t-elle conduite? La plupart des philosophes qui établissent l'immortalité de l'âme, quoiqu'ils la pervertissent à leur gré, tels que Pythagore, Empédocle, Platon; et ceux qui lui accordent une durée de quelque temps depuis sa sortie jusqu'à la conflagration de l'univers, tels que les stoïciens, ne placent dans les demeures supérieures que leurs âmes, c'est-à-dire les âmes des sages. Platon, il est vrai, n'accorde pas indistinctement cette faveur aux âmes des philosophes, mais seulement à ceux qui ont cultivé la philosophie par l'amour pour les garçons. Tant l'impureté a de privilège, même parmi les philosophes! Aussi les âmes des sages sont-elles emportées, suivant lui, dans l'éther; suivant Arius, dans l'air; suivant les stoïciens, dans la lune. Je m'étonne qu'ils abandonnent sur la terre les âmes des ignorants, puisqu'ils affirment qu'elles sont instruites par des sages bien supérieurs à elles. Où sera la contrée qui servira d'école dans une si grande distance des domiciles? Comment les disciples se rassembleront-elles auprès de leurs maîtresses, quand elles sont séparées par un intervalle si immense? D'ailleurs, à quoi servira cette érudition posthume pour des âmes que va détruire la conflagration universelle? Ils renvoient dans les enfers toutes les autres âmes. Platon, décrivant les enfers dans son Phédon, les représente comme le sein de la terre où les ordures du monde se rendent de toute part, croupissent, exhalent une odeur infecte, et chargent d'un bourbier d'immondices l'air épais et privé de lumière qu'on y respire.
LV. Pour nous, nous ne croyons pas que les enfers soient un souterrain tout nu, ni une sentine recouverte d'un toit dans quelque partie du monde; c'est une vaste étendue dans l'intérieur de la terre, profonde et cachée jusque dans ses entrailles elles-mêmes. Nous lisons, en effet, que Jésus-Christ passa les trois jours de sa mort dans le cœur de la terre, c'est-à-dire dans sa cavité secrète, intérieure, cachée sous la terre, enfermée dans la terre, et placée sur les abîmes inférieurs eux-mêmes. Que si, tout Dieu qu'il était, le Christ, en sa qualité d'homme néanmoins, mort selon les Ecritures, et enseveli selon les mêmes, se conforma dans les enfers aux lois de la mort humaine; « que s'il ne monta point au plus haut des deux avant d'être descendu dans les parties les plus basses de la terre, » pour se manifester aux patriarches et aux prophètes, tu as lieu de croire que la région des enfers est placée sous terre, et de heurter du coude ceux qui, avec un peu trop d'orgueil, s'imaginent que les enfers ne sont pas dignes de recevoir les âmes des fidèles, « serviteurs au-dessus du Seigneur, disciples au-dessus du maître, » dédaignant en quelque manière la consolation d'attendre la résurrection dans le sein d'Abraham.
---- Mais, répondra-t-on, Jésus-Christ est descendu aux enfers, pour nous en dispenser; d'ailleurs, quelle différence entre les païens et les Chrétiens, si les morts sont enfermés dans le même cachot? ---- Comment l'âme monterait-elle au ciel, « lorsque le Christ y siège encore à la droite du Père; lorsque l'ordre de Dieu n'a pas été encore entendu par la trompette de l'archange; lorsque ceux que l'avènement du Seigneur aura trouvés vivants, n'ont pas encore pris leur vol pour aller à sa rencontre dans les airs, avec ceux qui, étant morts dans le Christ, ressusciteront les premiers? » Le ciel ne s'ouvre pour personne tant que la terre est sauve, pour ne pas dire fermée. Ce n'est qu'à la consommation du monde que les royaumes des cieux élargiront leurs portes.
---- Mais nous dormirons donc dans l'éther avec les beaux garçons de Platon; ou dans l'air avec Arius; ou dans les environs de la lune, avec les Endymions des stoïciens?
---- Non, répondrai-je, mais dans le paradis, où déjà les patriarches et les prophètes, appendices de la résurrection du Seigneur, habiteront après avoir quitté les enfers. Et comment la région du paradis, placée sous l'autel, et révélée à Jean dans le ravissement de l'esprit, ne lui montra-t-elle d'autres aines dans son sein que les âmes des martyrs? Comment l'héroïque martyre Perpétue, dans la révélation du paradis au jour de sa passion, n'y aperçut-elle que les compagnons de son martyre, sinon parce que l'épée flamboyante, qui garde le paradis, n'en ouvre la porte qu'à ceux qui sont morts dans le Christ et non dans Adam? La mort nouvelle pour Dieu, la mort extraordinaire pour le Christ, est reçue dans un autre domicile particulier. Reconnais donc la différence qui caractérise la mort d'un fidèle et celle d'un païen! Si tu succombes pour Dieu, comme le Paraclet nous en avertit, non pas dans les langueurs de la fièvre, ni sur ta couche funèbre, mais dans la constance du martyre; si tu portes ta croix et que tu suives le Seigneur, ainsi qu'il l'a prescrit, la clef du paradis est aussitôt le prix de ton sang. Tu as d'ailleurs un de nos traités, intitulé Paradis, où nous établissons que toutes les âmes sont tenues en réserve dans les lieux bas de la terre jusqu'au jour du Seigneur.
LVI. Il se rencontre une discussion: Les âmes sont-elles séquestrées immédiatement après leur sortie de la terre? Quelque cause en retient-elle un bon nombre pendant un certain temps ici-bas? Une fois reçues dans les lieux inférieurs, peuvent-elles en sortir à leur gré ou sur les ordres divins? Ces opinions ne manquent pas de partisans. L'antiquité a cru que ceux qui n'avaient pas reçu la sépulture n'étaient pas admis dans les enfers avant d'avoir acquitté leur dette, témoin Patrocle, qui, dans Homère, réclame en songe, auprès d'Achille, les honneurs funéraires, parce qu'il ne pouvait sans eux arriver aux portes des enfers, attendu que les âmes de ceux qui avaient été ensevelis l'en repoussaient obstinément. Or, outre les droits de la poésie, nous connaissons quel est le respect d'Homère pour les morts. En effet, il visa d'autant plus au soin de la sépulture, qu'il en blâma davantage le retard comme injurieux pour les âmes, craignant d'ailleurs que quelqu'un, en gardant chez lui un mort sans lui rendre les derniers devoirs, ne se préparât ainsi de plus cruelles tortures, par l'énormité d'une consolation, nourrie de douleur. Il s'est donc proposé un double but en nous représentant les gémissements d'une âme sans sépulture; il a voulu maintenir le respect pour les corps par la promptitude des funérailles, et tempérer l'amertume des chagrins. D'ailleurs, quelle chimère que de s'imaginer que l'âme attende la sépulture du corps, comme si elle emportait aux enfers quelque chose de ces honneurs! Chimère plus ridicule encore que d'imputer à l'âme comme un outrage la privation de sépulture, qu'elle devrait accepter comme une faveur! N'est-il pas évident que celle qui n'a pas voulu mourir, aimerait mieux être traînée aux enfers le plus tard possible? Elle chérira l'héritier inhumain par lequel elle se repaît encore de la lumière; ou s'il y a certainement quelque affront à être tardivement précipité sous la terre, et que la matière de l'affront soit la privation de la sépulture, il est de la plus criante injustice que l'affront retombe sur celle à qui l'on ne peut imputer ce retard, puisque les proches seuls en sont coupables.
On dit encore que les âmes, prévenues par une mort prématurée, errent çà et là parmi nous jusqu'à ce qu'elles aient complété le temps qu'elles auraient vécu ici-bas, si elles n'étaient pas mortes avant cette époque. Or, ou les temps sont fixés pour chacune, et je ne sache pas que les temps fixés puissent être devancés; ou bien si, quoique fixés, ils sont néanmoins retranchés par la volonté de Dieu, ou par quelque autre puissance, c'est vainement qu'ils sont retranchés, si on leur donne le temps de s'accomplir; ou bien, enfin, s'ils n'ont pas été fixés, il n'y a pas de dette là où rien n'a été fixé.
J'ajouterai de plus: Voilà que meurt un enfant, encore à la source des mamelles, par exemple; ou bien, si vous le voulez, avant la puberté, avant l'adolescence, mais qui aurait vécu quatre-vingts ans. Comment admettre que son âme passe ici-bas les années qui lui sont déjà enlevées? Elle ne peut, en effet, se prêter sans le corps aux révolutions du temps, puisque l'âge ne se mesure que par les corps. Que les nôtres, d'ailleurs, se rappellent que les âmes reprendront à la résurrection les mêmes corps dans lesquels elles sont sorties de la vie. Il faut donc attendre et les mêmes dimensions pour les corps, et les mêmes âges qui constituent les dimensions des corps. A quel titre donc l'âme d'un enfant peut-elle passer ici-bas la période qui lui est enlevée, pour ressusciter octogénaire dans un corps d'un mois? Ou s'il est nécessaire qu'elle accomplisse ici-bas les temps qui avaient été déterminés, l'âme parcourra-t-elle également ici-bas les vicissitudes de la vie |109 qui sont échues aux temps, et qui sont également déterminées ici-bas? Faudra-t-il qu'elle étudie depuis une enfance étendue jusqu'à l'adolescence; qu'elle porte les armes depuis une adolescence prolongée jusqu'à la jeunesse; qu'elle exerce les magistratures depuis une jeunesse mesurée jusqu'à la vieillesse? Faudra-t-il qu'elle prête à usure, qu'elle fatigue un champ, qu'elle navigue, qu'elle plaide, qu'elle épouse, qu'elle travaille, qu'elle subisse la maladie et toutes les joies ou toutes les tristesses qui lui étaient réservées avec ces temps? Mais comment satisfaire à toutes ces vicissitudes sans le corps? La vie sans la vie?
---- Les temps seront vides; il s'agit simplement de les parcourir.
---- Et quoi donc empêche qu'ils ne s'achèvent dans les lieux bas de la terre, puisque les temps n'y sont pas non plus employés? Conséquemment, nous soutenons que l'âme, à quelque âge qu'elle se retire, y persévère immuablement jusqu'au jour où lui est promis cet état parfait, qui lui assurera la plénitude de la nature angélique. Il en résulte que les âmes que l'on estime arrachées par la force, et surtout par la cruauté des supplices, tels que la croix, la hache, le glaive et la bête féroce, ne seront pas exemptes des enfers, pas plus que ces morts violentes, décernées par la justice humaine, lorsqu'elle réprime la violence.
---- Voilà pourquoi, me dira-t-on, les âmes perverses seront bannies des enfers.
Ici, je te contrains de choisir. Ou les enfers sont bons, ou ils sont mauvais. Veux-tu qu'ils soient mauvais? dès-lors il faut y précipiter les âmes criminelles. Sont-ils bons? pourquoi juges-tu qu'ils soient indignes de recevoir momentanément les âmes, enlevées avant le temps et avant le mariage, pures et innocentes encore, en vertu de leurs années?
LVII. Ou il est très-bon que les âmes soient retenues ici-bas, par rapport aux Ahores (39); ou cette détention est très-mauvaise par rapport aux Biœothanates (40), pour me servir ici des mêmes termes qu'emploie la magie qui a inventé ces opinions, Hostane, Typhon, Dardanus, Damigéron, Nectabis et Bérénice. Il existe un livre bien connu qui se fait fort de rappeler du séjour des enfers, même les âmes qui se sont endormies à un âge légitime; même celles qui ont passé par une mort vertueuse; même celles qui ont reçu incontinent les honneurs de la sépulture. Comment donc appellerons-nous la magie? Comme l'appellent presque tous: Une imposture.
Mais les Chrétiens sont les seuls qui pénètrent la raison de cette imposture; nous qui connaissons les puissances spirituelles du mal, non par une secrète complicité avec elles, mais par une science qui les hait; nous qui, au lieu de les attirer par des opérations invitantes, les traitons avec une fierté qui les subjugue; science de la magie, fléau multiple de l'intelligence humaine, artisan de toutes les erreurs, ruine non moins fatale au salut qu'à l'âme, seconde idolâtrie, enfin, dans laquelle les démons contrefont les morts, de même que, dans la première, ils contrefont la divinité. En peut-il être autrement, puisque les dieux sont des morts? Voilà pourquoi on invoque les Ahores et les Biœothanates, d'après cet argument de la foi, que vraisemblablement ces âmes sont les plus puissantes en fait de violences et d'outrages, puisque victimes d'une fin cruelle et prématurée, elles doivent avoir soif de représailles. Mais ce sont les démons qui agissent sous le voile de ces âmes, et les démons surtout qui résidaient en elles pendant qu'elles vivaient, et qui les brisèrent par ces catastrophes violentes. Enfin, nous avons insinué que tout homme, ou à peu près, avait son démon; et il est connu à la plupart, que les morts prématurées et cruelles, que l'on met sur le compte du hasard, sont l'œuvre des démons.
Cette imposture de l'esprit mauvais qui se cache sous la personne des morts, nous la prouvons encore, si je ne me trompe, par les faits eux-mêmes, lorsque, dans les exorcismes, il se donne tantôt pour un homme de ses parents, tantôt pour un gladiateur, tantôt pour un criminel condamné aux bêtes, de même qu'ailleurs pour un dieu, n'ayant d'autre soin que d'étouffer la vérité que nous prêchons, de peur que nous ne croyions trop aisément que toutes les âmes se rendent aux lieux bas de la terre, afin d'ébranler la foi au jugement et à la résurrection. Et cependant ce démon, après avoir essayé de circonvenir les spectateurs, vaincu par l'insistance de la grâce divine, confesse malgré lui la vérité. De même dans cette autre espèce de magie qui passe pour arracher aux enfers ei montrer aux regards les âmes qui reposent déjà, l'imposture provient de la même puissance: elle crée un fantôme et lui adapte un corps. Il lui en coûte peu de tromper les yeux extérieurs de celui dont il lui est très-facile d'aveugler l'intelligence. D'ailleurs Pharaon et les Egyptiens voyaient des corps, serpents nés de la verge des magiciens; mais la vérité de Moïse dévora le mensonge. Les magiciens Simon et Elymas opérèrent aussi beaucoup de prodiges contre les Apôtres: mais la plaie de leur cécité ne fut pas un prestige. Que l'esprit immonde contrefasse la vérité, qu'y-a-t-il là de nouveau? Voilà qu'aujourd'hui les hérétiques du même Simon accordent à leur art une si grande confiance, qu'ils s'engagent à évoquer des enfers les âmes des prophètes eux-mêmes. Et je ne doute pas qu'ils ne le puissent par le mensonge; car l'esprit pythonique a été assez fort autrefois pour imiter l'âme de Samuel, quand Saül, après avoir interrogé Dieu, consulta les morts. Loin de nous, d'ailleurs, de croire que l'âme d'un saint, encore moins d'un prophète, ait été arrachée par le démon, nous qui savons que « Satan lui-même se transfigure parfois en ange de lumière, » à plus forte raison en homme de lumière, et qu'il doit établir sa divinité à la fin des temps, et opérer des signes prodigieux capables d'ébranler les élus, s'il est possible. A-t-il hésité peut-être à déclarer, et cela à Saül lui-même dans lequel il habitait déjà, qu'il était le prophète de Dieu? Qu'il y en ait eu un autre qui produisait le fantôme, un autre qui le contemplait, ne l'imagine pas: c'était le même esprit qui représentait frauduleusement et dans la fausse prophétesse et dans l'apostat, ce qu'il avait fait croire, l'esprit par lequel « le trésor de Saül était là où était son cœur, » c'est-à-dire là où n'était pas Dieu. Il a donc vu par celui qui lui avait persuadé qu'il verrait, parce qu'il a cru à celui par qui il a vu.
---- Mais on nous oppose les images nocturnes. Ce n'est pas en vain, nous dit-on, que les morts se sont montrés, et cela plus d'une fois. Les Nasamons, ainsi que l'écrivent Héraclide, Nymphore ou Hérodote, consultent des oracles domestiques en séjournant auprès du tombeau de leurs parents. Nicandre affirme que les Celtes passent la nuit, pour la même raison, devant les monuments des héros.
---- Les morts ne se présentent pas en songe devant nos yeux plus réellement que les vivants; mais il en est des morts comme des vivants, et en général de tout ce qui se voit. En effet, les choses sont véritables, non parce qu'elles se voient, mais parce qu'elles s'accomplissent. Il faut juger de la fidélité des songes par l'effet et non par la vue. Que les enfers ne s'ouvrent à aucune âme, le Seigneur, sous le nom d'Abraham, le confirme suffisamment par cet argument du pauvre qui repose et du riche qui gémit. Non, personne ne peut sortir pour annoncer ce qui se passe dans les enfers; chose qui aurait pu être permise alors cependant, pour que l'on crût à Moïse et aux prophètes. Quoique la vertu de Dieu ait rappelé quelques âmes dans leur corps pour attester ses droits, ce n'est pas une raison pour qu'il y ait communauté entre la foi, l'audace des magiciens, l'imposture des songes, et les licences des poètes. Loin de là! Dans les exemples de résurrection, lorsque Ja vertu de Dieu rend les âmes à leur corps, soit par ses prophètes, soit par son Christ, soit par ses Apôtres, cette réalité solide, palpable, surabondante, établit d'avance que telle est la forme que revêt la vérité, de sorte qu'il faut regarder comme de vains prestiges toute apparition de morts incorporelle.
LVIII. Toutes les âmes descendent donc aux enfers, diras-tu? Que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas, ils renferment des supplices et des rafraîchissements transitoires: tu as, pour t'en convaincre, le pauvre et le riche. Et puisque j'ai renvoyé à cette partie je ne sais quoi, il est temps d'acquitter ma promesse en achevant. Pourquoi, en effet, ne penserais-tu pas que l'âme soit momentanément punie et récompensée dans les lieux inférieurs, en attendant le double jugement auquel elle prélude par une sorte d'apprentissage et de candidature? Parce que, réponds-tu, l'opération du jugement divin doit demeurer entière, sans admettre aucune anticipation sur la sentence; ensuite, parce qu'il faut attendre le rétablissement de la chair, qui, participante des œuvres, doit participer aux rétributions. Que se passera-t-il donc dans cet intervalle? Dormirons-nous? Mais les âmes ne dorment pas, même chez les vivants: aux corps le sommeil, puisque la mort est aussi pour eux, avec le sommeil son miroir! Veux-tu donc qu'il ne se fasse rien là où est emportée l'humanité tout entière; là où toute espérance est tenue en dépôt? Crois-tu que le jugement soit anticipé ou commencé, précipité ou exécuté? D'ailleurs ne serait-ce pas une flagrante iniquité, même dans les enfers, que le pécheur y fût encore bien traité et l'homme vertueux pas encore? Quoi! la mort, à ton avis, est-elle suivie d'un ajournement qui se joue d'une espérance confuse et d'une attente incertaine, ou bien amène-t-elle un interrogatoire et un jugement préparatoire plein d'épouvanté?
D'ailleurs l'âme attend-elle constamment le corps pour s'attrister ou se réjouir? Ne suffit-elle pas de son propre fonds à l'une et à l'autre de ces sensations? Combien de fois l'âme seule, sans que le corps en soit atteint, est-elle déchirée par un ressentiment, une colère, un ennui, qui la plupart du temps lui est inconnu? De même combien de fois, dans l'affliction du corps, se cherche-t-elle une joie furtive, et se sépare-t-elle en ce moment de l'importune société du corps? Je me trompe, ou bien, seule, elle a coutume de se glorifier des tortures du corps. Regarde l'âme de Mutius, lorsqu'elle détruit sa main droite dans les flammes. Regarde l'âme de Zenon, lorsque les supplices de Denys la laissent indifférente. Les morsures des bêtes féroces sont les joyaux de la jeunesse, comme dans Cyrus, les cicatrices de l'ours. Tant il est vrai que l'âme, jusque dans les enfers, sait s'attrister et se réjouir sans la chair, parce qu'elle s'attriste, à son gré, dans une chair qui ne souffre pas, et se réjouit, à son gré, dans une chair qui souffre. Si elle le peut, en vertu de sa liberté, pendant la vie, à combien plus forte raison, en vertu du jugement de Dieu, après la mort!
Il y a mieux. L'âme n'exécute pas toutes ses œuvres par le ministère de la chair; car la vindicte divine poursuit la pensée toute seule et la simple volonté: « Quiconque regarde avec convoitise a commis l'adultère dans son cœur. » C'est pour cela qu'il est donc très-convenable que l'âme, sans attendre la chair, soit punie de ce qu'elle a commis sans le concours de la chair. De même elle sera récompensée, sans la chair, des pensées compatissantes et miséricordieuses, pour lesquelles elle n'a pas eu besoin de l'assistance de la chair. Que dire maintenant, si, même dans les choses charnelles, elle est la première qui conçoit, dispose, ordonne, encourage? Et, si quelquefois elle agit malgré elle, toutefois elle exécute toujours la première ce qu'elle effectuera par le corps. Enfin jamais la conscience ne sera postérieure au fait: par conséquent, il convient aussi à ce point de vue, que la substance qui la première a mérité la récompense la goûte la première. En un mot, puisque par ce cachot que nous montre l'Evangile, nous entendons les enfers, puisque « par cette dette, qu'il faut acquitter jusqu'à la dernière obole, » nous comprenons qu'il est nécessaire de se purifier dans ces lieux même des fautes les plus légères, dans l'intervalle de la résurrection, personne ne doutera que l'âme ne reçoive déjà quelque rétribution dans les enfers, sans préjudice de la plénitude de la résurrection, où elle sera récompensée aussi dans sa chair. Le Paraclet a insisté fréquemment sur ce point pour quiconque admet ses discours d'après la connaissance des grâces qu'il a promises.
Ayant combattu, d'après les principes de la foi, ainsi que je l'imagine, toutes les opinions humaines au sujet de l'âme, nous croyons avoir satisfait seulement à une curiosité légitime et nécessaire. Quant à la curiosité exorbitante et oiseuse, la science lui fera d'autant plus défaut, qu'elle poussera plus loin ses investigations.
33. (1) Soranus niait l'incube et admettait le succube.
34. (1) Ville de Carie.
35. (2) Ville de Sicile.
36. (1) Suétone. ---- Plutarque, Vie de Cicéron. ---- Cicéron, dans sa lettre à Octave.
37. (2) Voyez Plutarque, Vie de Brutus. ---- Suétone, Vie de César. ---- Lactance raconte aussi le fait: Illud, inquit, somnium non fuit minoris admirationis quo Caesar Augustus dicitur esse senatus. Nam cum bello civili Brutiano implicitus, gravi morbo abstinere proelio statuisset, medico ejus Artorio Minervae species observata est, monens ne propter corporis imbecillitatem castris se continent Caesar. Itaque in aciem tecticâ perlatus est et eadem die castra à Bruto capta sunt.
38. (1) Liv. 10.
39. (1) Ahores, moissonnées avant l'heure. A négat. ὤρά, ας, heure.
40. (1) Biœothanates, ceux qui sont morts violemment. βιὰ, ας, force; θανὰθος, mort