Tertullien
TRAITÉ DE L'ÂME : LIVRE I



Titre 5



Titre 5
SOMMAIRE
LIVRE AUDIO
I. Après avoir disputé sur l'origine de l'âme seulement avec Hermogène, qui la disait créée par une suggestion de la matière plutôt que par le souffle de Dieu, nous examinerons ici les autres questions dans lesquelles il nous faudra lutter souvent contre les philosophes. On discuta la nature de l'âme jusque dans la prison de Socrate. D'abord le temps était-il bien choisi pour cet examen? J'en doute. O maîtres, quoique le lieu soit indiffèrent, la circonstance ne l'était pas. Le navire sacré une fois de retour, la ciguë fatale une fois épuisée, en face même de la mort, quelle vérité pouvait alors entrevoir l'âme du philosophe comme affaissée sous les mouvements de la nature, ou du moins emportée hors d'elle-même, si ce n'était pas la nature qui l'accablait? En effet, cette âme a beau paraître calme et sereine devant les pleurs d'une épouse déjà veuve, devant les cris d'enfants déjà orphelins, sans se laisser ébranler par la voix de la tendresse, elle s'agita par ses efforts même pour ne pas s'agiter, et sa constance fléchit par sa lutte contre l'inconstance.
D'ailleurs, à quoi devait songer un homme injustement condamné, si ce n'est au soulagement de l'injustice qui le frappait, à plus forte raison un philosophe, animal de gloire, qui cherche bien plus à braver l'affront qu'à s'en consoler? En effet, la sentence à peine prononcée, à son épouse qui accourt au-devant de lui et s'écrie avec un emportement de femme: « Socrate, tu es injustement condamné, » il répond avec orgueil: « Voulais-tu donc que je le fusse justement? » Ainsi, ne nous étonnons pas que le philosophe, désirant de briser dans sa prison les palmes honteuses d'Anytus et de Mélitus, invoque, en présence de la mort, l'immortalité de son âme en vertu d'une présomption nécessaire et pour échapper à l'injustice. Toute cette sagesse de Socrate, dans ce moment, avait sa source dans une affectation de constance réfléchie, mais non dans la confiance d'une vérité qu'il eût découverte. En effet, qui a jamais découvert la vérité à moins que Dieu ne la lui enseignât? A qui Dieu s'est-il révélé autrement que par son Christ? A qui le Christ s'est-il fait connaître autrement que par l'Esprit saint? A qui l'Esprit saint s'est-il communiqué autrement que par le sacrement de la foi? Socrate, assurément, était dirigé par un tout autre esprit. En effet, dès son enfance, dit-on, un démon lui fut attaché, perfide instituteur, à vrai dire, quoique, chez les poètes et les philosophes, les démons tiennent le second rang après les dieux, et même soient inscrits parmi eux. Les enseignements de la puissance chrétienne n'étaient pas encore venus, pour convaincre le monde que cette force si pernicieuse, qui n'est jamais bonne, est le premier artisan de l'antique erreur et l'ennemie de toute vérité. Que si Socrate fut déclaré le plus sage des hommes par l'oracle du démon pythien, qui dans cette circonstance travaillait pour son associé, combien doit être plus raisonnable et mieux assise la sagesse de la religion chrétienne, qui d'un souffle renverse toute la puissance des démons! C'est cette sagesse, inspirée du Ciel, qui nie avec une sainte liberté les dieux du siècle, qui ne s'abaisse point à sacrifier un coq à Esculape, qui, au lieu d'introduire de nouveaux démons, chasse les anciens; au lieu de corrompre la jeunesse, la forme aux bonnes mœurs; qui, luttant pour la vérité, d'autant plus odieuse qu'elle est plus parfaite, supporte non pas seulement les injustes condamnations d'une ville, mais de tout l'univers, et boit la mort, non pas à une coupe empoisonnée et comme par divertissement, mais expire sur les gibets et sur les bûchers, à travers les supplices les plus raffinés. Voilà la sagesse qui, dans ce cachot ténébreux du siècle, parmi ses Cébès et ses Phédons, doit se diriger d'après les règles de Dieu dans l'examen de l'âme. Jamais elle ne trouvera de docteur plus capable de lui expliquer l'âme, que celui qui l'a créée. Qu'elle apprenne de Dieu à connaître ce qu'elle tient de lui: ou s'il refuse de l'éclairer, qu'elle ne le demande à nul autre. Qui en effet révélera ce que Dieu a caché? Il faut questionner le même Dieu auprès duquel il est plus sûr d'ignorer: car il vaut mieux ne pas savoir parce que Dieu n'a pas révélé, que de savoir par l'homme, en s'appuyant sur ses conjectures.
II. Nous ne dissimulerons pas cependant qu'il est arrivé à des philosophes de se rencontrer avec nous; c'est un témoignage de la vérité, et aussi de l'événement lui-même. Parfois, dans cette longue tempête qui trouble le ciel et la mer, ils sont jetés au port par un heureux égarement; parfois, au milieu des ténèbres, ils découvrent une issue par un aveugle bonheur: mais la plupart des vérités leur étaient suggérées par la nature, en vertu de ces notions communes à tous, dont Dieu a daigné doter l'âme. La philosophie, ayant trouvé sous sa main ces notions premières, les enfla pour en faire honneur à son art, uniquement jalouse (qu'on ne s'étonne pas de mes paroles!) d'un langage habile à tout édifier comme à tout renverser, et qui persuade plus par des mots que par des enseignements. Elle impose aux choses des formes: ici elle les égale, là elle les anéantit; elle préjuge l'incertain d'après le certain; elle en appelle aux exemples, comme si toutes choses pouvaient se comparer; elle assigne des lois à des propriétés diverses même dans des substances semblables; elle ne laisse rien à l'autorité de Dieu; elle fait de ses opinions les lois de sa nature. Je la supporterais, si elle me prouvait que, née avec la nature, elle en connaît tous les secrets. Elle a cru puiser sa science dans des lettres sacrées, comme elle les appelle, parce que l'antiquité a regardé comme des dieux, à plus forte raison comme des êtres divins, la plupart des auteurs: témoin Mercure l'Egyptien, que fréquenta principalement Platon; témoin Silène le Phrygien, auquel Midas confia ses immenses oreilles, lorsque des pâtres le lui eurent amené; témoin Hermotime, auquel les habitants de Clazomène érigèrent un temple après sa mort; témoin Orphée; témoin Musée; témoin Phérécyde, maître de Pythagore. Mais que nous importe? puisque ces philosophes ont dirigé leurs excursions sur des livres qui chez nous sont condamnés comme apocryphes, assurés que nous sommes qu'il ne faut rien admettre qui ne s'accorde avec la prophétie véritable et qui précéda le monde lui-même. Nous nous rappelons d'ailleurs les faux prophètes, et bien avant eux, les anges apostats qui ont inondé la face de l'univers du poison de leurs ruses et de leur malice.
Enfin, s'il est à présumer que tous ces hommes en quête de la sagesse ont interrogé les prophètes eux-mêmes, par simple curiosité, toutefois on rencontre chez les philosophes plus de dissonnance que d'accord, puisque l'on surprend beaucoup de différences dans les membres d'une même école. Rencontrent-ils des principes véritables et conformes aux prophètes? ou ils leur donnent une autre autorité, ou ils les altèrent au détriment de la vérité, au secours de laquelle ils appellent le faux, ou qu'ils mettent au service de l'erreur. Ce qui nous divise nous et les philosophes, dans la matière présente surtout, c'est que tantôt ils revêtent d'arguments qui leur sont propres, mais opposés en quelque point à notre règle, des maximes communes à tous; tantôt il fortifient des maximes qui leur sont propres par des arguments qui appartiennent à tous, et ont quelque conformité avec leurs principes: si bien que la vérité est à peu près exclue de la philosophie, grâce aux poisons dont elle Ta infectée. Voilà pourquoi, à ce double titre, qui est l'ennemi de la vérité, nous nous sentons pressé de dégager les maximes communes à tous, de l'argumentation des philosophes; ainsi que l'argumentation commune à tous, de leurs propres principes, en rappelant les questions aux Lettres divines, à l'exception toutefois de ce qu'il nous sera permis de prendre comme simple témoignage, sans le piège de quelque préjugé, parce qu'il est quelquefois nécessaire d'emprunter à son antagoniste un témoignage, quoiqu'il ne profite pas à l'antagoniste. Je n'ignore pas combien les philosophes ont entassé de volumes sur cette matière: le nombre de leurs commentateurs le dit assez. Que de principes contraires! que de luttes d'opinions! que de sources de difficultés! quelle incertitude dans les solutions!
De plus, j'ai vu la Médecine, sœur de la Philosophie, comme on dit, travailler à établir qu'à elle principalement appartient l'intelligence de l'âme, par les soins qu'elle donne au corps. De là viennent ses dissidences avec sa sœur, parce qu'elle prétend mieux connaître l'âme en la traitant au grand jour, pour ainsi parler, et dans son domicile lui-même. Mais que nous importe le mérite de ces pompeuses réclamations? Pour étendre leurs recherches sur l'âme, la Philosophie a eu la liberté de son esprit, et la Médecine la nécessité de son art. On va chercher au loin les choses incertaines; d'éternelles disputes s'engagent sur des conjectures; plus la difficulté de prouver est grande, plus il en coûte pour persuader; de sorte que ce ténébreux Heraclite, en apercevant de plus épais brouillards chez tous ceux qui recherchaient la nature de l'âme, s'écria par fatigue de ces interminables questions: « J'ai parcouru tous les chemins, sans jamais rencontrer les limites de l'âme. » Le Chrétien, lui, n'a pas besoin de longs discours pour s'éclairer sur cette matière. La précision marche toujours avec la certitude; il ne lui est pas permis de chercher plus qu'il ne doit découvrir. Car l'Apôtre « défend ces questions sans fin. » Or on ne peut trouver rien au-delà de ce qui est enseigné par Dieu: ce que Dieu enseigne, voilà toute la science.
III. Plût au ciel que « les hérésies n'eussent jamais été un mal nécessaire, afin que l'on reconnût où était la vérité éprouvée! » nous n'aurions rien à démêler sur l'âme avec les philosophes, que j'appellerai les patriarches des hérétiques. De là vient que l'Apôtre voyait d'avance dans la philosophie le renversement de la vérité. En effet, c'est à Athènes, qu'il avait reconnue pour une cité instruite et polie; c'est après avoir connu la science de tous ces débitants de sagesse et d'éloquence, qu'il conçut cette maxime qui devait nous servir d'avertissement. Il se passe pour l'explication de l'âme quelque chose de semblable. Toutes les doctrines philosophiques des hommes mêlent sur ce point l'eau au vin. Les uns nient qu'elle soit immortelle, les autres affirment qu'elle est plus qu'immortelle; ceux-ci disputent de sa substance, ceux-là de sa forme, d'autres de chacune de ses facultés. Ceux-ci font dériver son essence d'autre part; ceux-là emportent ailleurs sa destinée, selon qu'ils se sont laissé persuader par la majesté de Platon, la vigueur de Zenon, la méthode d'Aristote, la stupidité d'Epicure, les larmes d'Heraclite, ou la fureur d'Empédocle. La sagesse divine s'est méprise, j'imagine, en établissant son berceau dans la Judée plutôt que dans la Grèce; le Christ s'est trompé également en appelant à sa prédication des pêcheurs plutôt que des sophistes. Toutes les vapeurs qui s'élèvent de la philosophie pour obscurcir l'air pur et serein de la vérité, les Chrétiens devront les dissiper, soit en ruinant les argumentations primordiales, c'est-à-dire philosophiques, soit en leur opposant les maximes célestes, c'est-à-dire émanées du Seigneur, afin que d'un côté tombent les raisonnements par lesquels la philosophie égare les païens, et que de l'autre soient réfutés les principes par lesquels l'hérésie ébranle les fidèles. Un point a été déjà décidé contre Hermogène, ainsi que nous l'avons dit en commençant. Nous soutenons que l'âme a été formée du souffle de Dieu et non de la matière, ayant pour nous dans cette circonstance la règle inviolable de la parole divine: « Il répandit sur son visage un souffle de vie, et l'homme eut une âme vivante. » Par le souffle de Dieu conséquemment. Après cette déclaration, il n'y a plus rien à examiner. Cette vérité a son titre et son hérétique. Je commence par les autres questions.
IV. Après avoir déterminé l'origine, il reste à fixer la nature. Car la raison veut que nous assignions un commencement à l'âme, puisque nous la proclamons née du souffle de Dieu. Platon nie qu'elle ait commencé, en la déclarant innée et incréée; nous, au contraire, nous enseignons qu'elle est née et qu'elle a été faite, du moment qu'elle a commencé. Nous ne nous sommes pas trompés en disant née et faite, parce que, autre chose serait de naître, autre chose d'être fait, puisque le premier de ces termes convient aux êtres qui vivent. Mais les distinctions ayant leurs lieux et leurs temps, ont aussi quelquefois la faculté de se prendre réciproquement l'une pour l'autre. D'une chose qui a été faite, on peut donc dire qu'elle a été engendrée, au lieu de dire qu'elle est, puisque tout ce qui reçoit l'être, n'importe à quel titre, est engendré. Car celui qui fait peut être appelé le père de ce qui est fait. Platon en use ainsi. Conséquemment, dans le langage de notre foi, que l'âme ait été faite, ou qu'elle soit née, le sentiment du philosophe est renversé par l'autorité même de la prophétie.
V. Qu'il appelle un Eubulus, un Critolaûs, un Xénocrate, et Aristote qui tend ici la main à Platon. Peut-être qu'ils ne s'armeront que mieux contre nous, pour nier la corporéité de l'âme, s'ils n'aperçoivent dans les rangs opposés d'autres philosophes, et en grand nombre, qui donnent un corps à l'âme. Je ne parle pas seulement de ceux qui la font sortir de corps visibles, tels que Hipparque et Heraclite du feu; Hippon et Thalès de l'eau; Empédocle et Critias du sang; Critolaus et ses péripatéticiens, de je ne sais quelle cinquième substance, supposé qu'elle soit un corps, puisqu'elle renferme des corps; j'invoque encore le témoignage des stoïciens, qui en déclarant presque avec nous que l'âme est un esprit, puisque le souffle et l'esprit sont rapprochés l'un de l'autre, persuaderont aisément que l'âme est un corps. Enfin Zenon, en définissant l'âme un esprit qui a été semé avec l'homme, raisonne de cette manière: Ce qui, en se retirant, cause la mort de l'animal, est un corps; or l'animal meurt aussitôt que l'esprit semé avec lui se retire; donc l'esprit semé avec lui est un corps; or l'esprit semé avec lui n'est rien moins que l'âme; donc l'âme est un corps. Cléanthe veut même que la ressemblance passe des pères aux enfants, non-seulement par les linéaments du corps, mais par les marques de l'âme, espèce de miroir qui reflète les mœurs, les facultés et les affections des pères! Il ajoute que l'âme est susceptible de la ressemblance et de la dissemblance du corps; par conséquent, qu'elle est un corps soumis à la ressemblance et à la dissemblance. Les affections des êtres corporels et incorporels, dit-il encore, ne communiquent pas entre elles. Or, l'âme sympathise avec le corps. A-t-il reçu quelques coups ou quelques blessures? elle souffre de ses plaies. Le corps de son côté sympathise avec l'âme. Est-elle troublée parle chagrin, par l'inquiétude, par l'amour? il est malade avec elle; il perd de sa vigueur; il atteste sa pudeur ou sa crainte par la rougeur et la pâleur. L'âme est donc un corps, puisqu'elle participe aux affections corporelles.
Mais voilà que Chrysippe tend la main à Cléanthe, en établissant qu'il est absolument impossible que les êtres corporels soient abandonnés par les êtres incorporels, parce qu'ils ne sont pas en contact avec eux. De là vient l'adage de Lucrèce: « Rien ne peut toucher ni être touché, à moins que ce ne soit un corps. » Or, aussitôt que l'âme abandonne le corps, il meurt. Donc l'âme est un corps, puisqu'elle ne pourrait abandonner le corps si elle n'était pas corporelle.
VI. Les Platoniciens essaient d'ébranler ces principes avec plus de subtilité que de vérité. Il faut nécessairement, disent-ils, que tout corps soit animé ou inanimé. S'il est inanimé, il sera mû extérieurement; s'il est animé, il sera mû intérieurement. Or, l'âme ne sera pas mue extérieurement, puisqu'elle n'est pas inanimée; elle ne sera pas mue davantage intérieurement, puisque c'est elle plutôt qui donne au corps le mouvement. Ils concluent de là que l'âme ne peut être regardée comme un corps, puisqu'elle ne se meut d'aucun côté à la manière des substances corporelles. A cela, nous nous étonnerons d'abord de l'inconvenance d'une définition qui s'appuie sur des choses sans parité avec l'âme. En effet, l'âme ne peut être appelée un corps animé ou inanimé, puisque c'est elle-même qui rend le corps animé par sa présence, inanimé par son absence. Conséquemment, l'effet qu'elle produit, elle ne peut l'être elle-même, pour qu'on la dise un corps animé ou inanimé. Elle s'appelle âme en vertu de sa substance. Que si ce qui est âme rejette le nom de corps animé ou inanimé, comment en appelle-t-on à la forme des êtres animés et inanimés?
Ensuite, si le propre d'un corps est d'être mû extérieurement par quelqu'un, et que nous ayons démontré plus haut que l'âme est mue par quelqu'un lorsqu'elle prophétise ou s'irrite, mue extérieurement aussi, puisqu'elle l'est par quelqu'un, j'ai droit, d'après l'exemple mis en avant, de reconnaître pour un corps ce qui est mû extérieurement par un autre. En effet, si le propre d'un corps est d'être mû par un autre, à plus forte raison a-t-il la faculté d'en mouvoir un autre. Or l'âme meut le corps, et tous ses efforts se manifestent à l'extérieur. C'est elle qui donne le mouvement aux pieds pour marcher, aux mains pour toucher, aux yeux pour regarder, à la langue pour parler, espèce d'image intérieure qui anime toute la surface. D'où viendrait à l'âme cette puissance si elle était incorporelle? Comment une substance, dépourvue de solidité, pourrait-elle mettre en mouvement des corps solides?
Mais comment les sens corporels et intellectuels remplissent-ils leurs fonctions dans l'homme? Les qualités des êtres corporels, dit-on, tels que la terre et le feu, nous sont annoncées par les sens corporels, tels que le toucher et la vue. Au contraire, celles des êtres incorporels, tels que la bonté, la malice, répondent aux sens intellectuels. Conséquemment, m'objectera-t-on, il est certain que l'âme est incorporelle, puisque ses propriétés ne sont pas saisies par les sens corporels, mais par les sens intellectuels. D'accord, si je ne démontre pas le vice de cette définition. Voilà qu'en effet je prouve que des êtres incorporels sont soumis aux sens corporels, le son à l'ouïe, la couleur à la vue, l'odeur à l'odorat. L'âme vient aussi vers le corps, à la manière de ces substances: qu'on ne dise donc plus que les sens corporels nous en avertissent parce qu'elles répondent aux sens corporels. Ainsi, s'il est constant que les choses incorporelles elles-mêmes sont embrassées par les sens corporels, pourquoi l'âme, qui est corporelle, ne serait-elle pas également saisie par les sens incorporels? Assurément la définition est défectueuse.
Le plus remarquable argument qu'on nous oppose est que, selon nos adversaires, tout corps se nourrit en s'assimilant d'autres corps. L'âme au contraire, ajoutent-ils, attendu son incorporéité, se nourrit de substances incorporelles, c'est-à-dire, des études de la sagesse. Mais cet argument ne se soutiendra pas davantage. Soranus, savant auteur de la médecine méthodique, répond qu'elle se nourrit d'aliments corporels, il y a mieux, qu'il lui faut de la nourriture pour réparer ses défaillances. Quoi donc? n'est-il pas vrai que sans nourriture, elle finit par abandonner complètement le corps? C'est ainsi que Soranus, après avoir écrit sur l'âme quatre volumes, et avoir examiné l'opinion de tous les philosophes, déclare que l'âme est une substance corporelle quoiqu'il la dépouille de son immortalité. « Car la foi des Chrétiens n'est pas à tous. » De même que Soranus nous démontre par les faits que l'âme se nourrit d'aliments corporels, le philosophe nous prouvera aussi qu'elle se nourrit d'aliments incorporels; mais à qui est incertain de la destinée de l'âme, jamais on n'a versé l'eau de la mielleuse éloquence de Platon; jamais on n'a servi les miettes du subtil raisonneur Aristote. Que feront donc tant d'ames grossières et sans culture, auxquelles manquent les aliments de la sagesse, mais qui, dénuées d'instruction, sont riches de lumières, sans les académies et les portiques d'Athènes, sans la prison de Socrate, et qui enfin n'en vivent pas moins, quoique sevrées de la philosophie? En effet, ce n'est pas à la substance elle-même que profitent les aliments des études, mais à la discipline et à la conduite, parce qu'ils accroissent les ornements de l'âme, mais non son embonpoint.
Heureusement pour nous les stoïciens affirment que les arts sont aussi corporels. Tant il est vrai que l'âme est corporelle, puisqu'on croit qu'elle se nourrit des arts. Mais la philosophie absorbée dans ses spéculations, n'aperçoit pas la plupart du temps ce qui est à ses pieds: ainsi Thalès tomba dans un puits. Quelquefois aussi, quand l'intelligence lui manque pour comprendre, elle soupçonne un dérangement dans la santé: ainsi Chrysippe recourait à l'ellébore. Il arriva, j'imagine, quelque chose de semblable à ce philosophe, quand il nia que deux corps pussent être ensemble, oubliant ce qui a lieu pour les femmes enceintes, qui tous les jours renferment dans les parois de la même matrice non-seulement un corps, mais deux et même trois. On lit dans le Droit Civil qu'une grecque mit au monde cinq fils à la fois, mère à elle seule de tous, auteur multiple d'un enfantement unique, nombreuse accouchée d'un fruit unique, qui environnée de tant de corps, j'allais dire d'un peuple, fut elle-même le sixième corps. Toute la création attestera que les corps qui doivent sortir des corps, sont déjà dans les corps dont ils sortent: ce qui provient d'un autre est nécessairement le second; or rien ne provient d'un autre, sinon lorsque, par la génération, ils sont deux.
VII. Pour ce qui concerne les philosophes, en voici assez: quant à nos frères, je n'en ai que trop dit, puisque l'Evangile établira clairement pour eux la corporéité de l'âme. L'âme du mauvais riche se plaint dans les enfers, elle est punie par la flamme, elle est tourmentée dans sa langue par la soif, et demande à l'âme d'un bienheureux de laisser tomber de son doigt une rosée qui le rafraîchisse. Pensera-t-on que le pauvre qui se réjouit et le riche qui se lamente ne soient qu'une parabole? Mais pourquoi ce nom de Lazare, si ce n'est pas une chose réelle? Prenons ceci pour une parabole, je le veux bien; toujours sera-t-elle un témoignage de la vérité. Si l'âme n'avait pas un corps, la figure de l'âme se refuserait à la figure du corps; d'ailleurs l'Ecriture ne nous tromperait pas sur des membres corporels, s'il n'en existait pas. Mais qu'est-ce qui est transporté dans les lieux bas de la terre par sa séparation d'avec le corps? Qu'est-ce qui est détenu et mis en réserve pour le jour du jugement? Vers qui le Christ est-il descendu après sa mort? vers les âmes des patriarches, j'imagine. Mais dans quel but, si l'âme n'est rien sur la terre? Elle n'est rien, si elle n'est pas un corps. L'incorporéité est affranchie de toute espèce de prison, libre de toute peine, étrangère à toute récompense: ce par quoi elle est punie ou récompensée, c'est le corps. Je m'étendrai plus au long et en temps plus opportun sur ce point. Par conséquent, si l'âme a éprouvé quelque supplice ou quelque rafraîchissement dans le cachot ou l'hôtellerie des bas lieux de la terre, dans la flamme ou le sein d'Abraham, sa corporéité est démontrée. Une substance incorporelle ne souffre pas, puisqu'elle n'a rien par quoi elle puisse souffrir: ou si elle l'a, ce quelque chose sera un corps. Autant ce qui est corporel est capable de souffrir, autant ce qui est capable de souffrir est corporel.
VIII. Il serait d'ailleurs téméraire et absurde de retrancher une substance de la classe des êtres corporels, parce qu'elle ne se gouverne pas en tout comme les autres, et qu'elle possède des propriétés différentes qui lui sont particulières, dissonnances qui révèlent la magnificence du Créateur par la diversité des mêmes œuvres, aussi différentes que semblables, aussi amies que rivales. Les philosophes eux-mêmes ne s'accordent-ils pas à dire que l'univers est formé d'harmonieuses oppositions, suivant l'amitié et l'inimitié d'Empédocle? Ainsi donc, quoique les substances corporelles soient opposées aux incorporelles, elles diffèrent entre soi de telle sorte que la diversité accroît leurs espèces, sans altérer leur genre, si bien qu'elles demeurent toujours corporelles, publiant la gloire de Dieu par leur nombre en étant variées; variées en étant diverses; diverses en jouissant les unes d'un sens, les autres d'un autre; en se nourrissant celles-ci d'un aliment, celles-là d'un autre; les unes invisibles, les autres visibles, les unes pesantes, les autres légères.
On dit, en effet, qu'il faut reconnaître l'âme comme incorporelle, parce qu'à son départ, les corps des défunts deviennent plus lourds, tandis qu'ils devraient être plus légers ainsi privés du poids d'un corps, si l'âme était réellement un corps. Quoi donc, répond Soranus, nierez-vous que la mer soit un corps, parce que hors de la mer le navire devient lourd et immobile? Quelle est donc, par conséquent, la vigueur du corps de l'âme, puisqu'elle porte çà et là avec tant de vitesse le corps qui acquiert ensuite tant de poids? D'ailleurs l'âme est invisible, et par la condition de son corps, et par la propriété de sa substance, et par la nature de ceux auxquels sa destinée fut de rester invisible. Les yeux du hibou ignorent le soleil; les aigles soutiennent si bien son éclat, qu'ils jugent de la noblesse de leurs enfants à l'énergie de leurs paupières. Autrement ils dédaignent d'élever le fils dégénéré qui a détourné le regard devant un rayon du soleil. Tant il est vrai qu'une chose invisible pour celui-ci, ne l'est pas pour celui-là, sans que pour cela cette substance soit incorporelle, parce que la force n'est pas la même des deux côtés. Le soleil en effet est un corps puisqu'il est de feu. Mais ce que l'aigle avouera, le hibou le niera, toutefois sans porter préjudice à l'aigle. Il en va de même du corps de l'âme: invisible, pour la chair peut-être, il ne l'est pas pour l'esprit. Ainsi, Jean ravi par Dieu en esprit, contemple les âmes des martyrs.
IX. Puisque nous avançons que l'âme a un corps d'une nature qui lui est propre, et d'un genre à part, cette condition de sa propriété décidant à l'avance la question de tous les autres accidents, inhérents à un corps, il suit ou que ces accidents existent dans celle que nous avons démontrée être un corps, accidents particuliers en vertu de la propriété du corps; ou, s'ils n'y sont pas présents, que c'est là une propriété de l'âme de ne pas posséder les accidents que possèdent tous les autres corps. Toutefois nous déclarerons hardiment que les accidents les plus ordinaires et qui appartiennent le plus nécessairement à un corps, se trouvent aussi dans l'âme; tels que la forme et la limite; tels que les trois dimensions avec lesquelles les philosophes mesurent les corps, je veux dire la longueur, la largeur et la hauteur. Que nous reste-t-il maintenant, qu'à donner une figure à l'âme? Platon ne le veut pas, comme si l'immortalité de l'âme courait par là quelque péril. Tout ce qui a une figure, dit-il, est composé et formé de plusieurs pièces; or tout ce qui est composé et formé de plusieurs pièces est sujet à la dissolution. L'âme, au contraire, est immortelle; elle est donc indissoluble en tant qu'elle est immortelle, et sans figure en tant qu'indissoluble: au reste il la représente composée et formée de plusieurs pièces, puisqu'il lui donne une figure, mais une figure manifestée par des formes intellectuelles, belle par la justice et les règles de la philosophie, hideuse par les qualités contraires. Pour nous, nous assignons à l'âme des linéaments corporels, non-seulement en raison de sa corporéité, par le raisonnement, mais d'après l'autorité de la grâce, par la révélation. En effet, comme nous reconnaissons les dons spirituels, nous avons mérité aussi, après Jean, d'obtenir la faveur de la prophétie. Il est aujourd'hui parmi nous une de nos sœurs douée du pouvoir des révélations que, ravie en extase, elle éprouve dans l'église, pendant le sacrifice du Seigneur; elle converse avec les anges, quelquefois avec le Seigneur lui-même; elle voit, elle entend les sacrements, elle lit dans les cœurs de quelques-uns, et donne des remèdes à ceux qui en ont besoin. Soit qu'on lise les Ecritures, soit qu'on chante des psaumes, soit qu'on adresse des allocutions à l'assemblée, ou qu'on accorde des demandes, partout elle trouve matière à ses visions. Il nous était arrivé de dire je ne sais quoi sur l'âme pendant que cette sœur était dans l'esprit. Après la célébration du sacrifice, le peuple étant déjà sorti, fidèle à la coutume où elle était de nous avertir de ce qu'elle avait vu (car on l'examine soigneusement afin d'en constater la vérité): « Entre autre choses, dit-elle, une âme s'est montrée à moi corporellement, et je voyais l'esprit, non pas dépourvu de consistance, sans forme aucune, mais sous une apparence qui permettait de la saisir, tendre, brillante, d'une couleur d'azur, et tout-à-fait humaine. » Voilà sa vision; Dieu en fut le témoin; elle a pour garant indubitable l'Apôtre qui promit à l'Eglise les dons sacrés. Ne croiras-tu pas enfin, si la chose elle-même te persuade de tous les côtés?
En effet, si l'âme est un corps, il faut le ranger sans doute parmi ceux que nous avons énoncés plus haut. Puisque la couleur est une propriété inhérente à tout corps, quelle autre couleur assigneras-tu à l'âme, qu'une couleur aérienne et brillante? Il ne s'ensuit pas toutefois que l'air soit sa substance elle-même, quoique l'aient ainsi pensé Œnésidème, Anaximène, et aussi Heraclite, suivant quelques-uns. J'en dis autant de la lumière, quoique ce soit le sentiment d'Heraclite du Pont. La pierre de tonnerre n'est pas d'une substance ignée, parce que sa couleur est d'un rouge ardent; la matière du béryl n'est pas de l'eau, parce qu'il a une blancheur incertaine. Combien d'autres substances que la couleur rapproche, mais que sépare la nature! Mais comme tout corps délié et transparent, ressemble à l'air, voilà ce que sera l'âme, puisqu'elle est un souffle, et un esprit communiqué. Il est vrai que par la subtilité de ses formes, elle court risque de ne point passer pour un corps. Comprends donc, d'après ton propre jugement, qu'il ne faut assigner à l'âme humaine d'autre figure que la figure humaine, et même celle du corps qu'anime chacune d'elles. La contemplation du premier homme nous éclaire sur ce point. Souviens-toi que, « Dieu ayant soufflé un souffle de vie sur la face de l'homme, et l'homme ayant reçu une âme vivante! » ce souffle fut aussitôt transmis de la face dans l'intérieur, puis répandu dans toutes les parties du corps, et en même temps il se condensa sous la divine aspiration, et se comprima dans les limites corporelles qu'il avait remplies, comme s'il eût été jeté dans un moule. De là vient donc que le corps de l'âme prit une forme solide par la condensation et une figure par le moule qui le reçut. Celui-ci sera l'homme intérieur, l'autre l'homme extérieur, un, quoique double, ayant aussi ses yeux et ses oreilles, par lesquels le peuple aurait dû voir et entendre le Seigneur; ayant aussi tous les autres membres dont il se sert dans la réflexion et par lesquels il agit pendant le sommeil. Ainsi le riche a une langue dans les enfers, le pauvre un doigt, et Abraham un sein. C'est par ces traits que les âmes des martyrs se laissent apercevoir sous l'autel. En effet, l'âme placée dans Adam, dès la création, et prenant la configuration du corps, devint la semence de la substance et de la condition de toutes les âmes.
X. Il appartient à l'essence de la foi de déclarer avec Platon que l'âme est simple, c'est-à-dire uniforme, en tant que substance. Qu'importent les arts et les disciplines? Qu'importent les hérésies? Quelques-uns en effet veulent qu'il y ait en elle une autre substance naturelle, l'esprit, comme si autre chose était vivre, qui vient de lame, et autre chose respirer, qui a lieu par le souffle. Tous les animaux ne possèdent pas l'un et l'autre. La plupart vivent seulement, mais ne respirent pas, parce qu'ils n'ont pas les organes de la respiration, les poumons et les artères. Mais, dans l'examen de l'âme humaine, quelle misère que d'emprunter ses arguments au moucheron et à la fourmi, puisque la sagesse de Dieu a donné à chaque animal des propriétés vitales, en rapport avec son espèce, de sorte que l'on ne peut tirer de là aucune conjecture! En effet, parce que l'homme est organisé avec des poumons et des artères, ce ne sera pas une raison pour qu'il respire d'une manière et qu'il vive de l'autre. De même, si la fourmi est dépourvue de cet appareil, ce ne sera pas une raison pour qu'on lui refuse la respiration, comme ne faisant que vivre. Qui donc a pénétré assez profondément dans les œuvres de Dieu pour décider que ces organes manquent à quelque animal? Cet Hérophile, médecin ou anatomiste, qui disséqua des milliers de corps pour interroger la nature, qui déteste l'homme pour le connaître, en a-t-il exploré toutes les merveilles intérieures? Je n'oserais le dire, parce que la mort change ce qui avait vécu, surtout quand elle n'est pas uniforme et s'égare jusque parmi les procédés de la dissection. Les philosophes ont déclaré comme certain que les moucherons, les fourmis et les teignes n'avaient ni poumons, ni artères. Curieux investigateur, réponds-moi? Ont-ils des yeux pour voir? Et cependant ils se dirigent où ils veulent, ils évitent et ils désirent les choses qu'ils connaissent par la vue. Montre-moi leurs yeux; indique-moi leurs prunelles! Les teignes mangent. Fais-moi voir leurs mâchoires et leurs dents! Les moucherons bruissent, lumineux pour nos oreilles jusque pendant les ténèbres. Montre-moi cependant et la trompette et l'aiguillon de cette bouche! Un animal, quel qu'il soit, fût-il réduit à un point, se nourrit nécessairement de quelque chose. Produis-moi ses organes destinés à transmettre, à digérer, et à expulser les aliments! Que dirons-nous donc? Si c'est par ces appareils que l'on vit, tous ces appareils se rencontreront dans tous les êtres qui vivent, quoiqu'ils ne puissent être ni vus, ni touchés, à cause de leur exiguité. Tu ne seras que plus disposé à le croire, si tu te rappelles que la sagesse et la puissance de Dieu éclatent dans les plus petites choses aussi bien que dans les plus grandes. Si, au contraire, tu ne penses pas que l'habileté de Dieu soit capable de produire des corps si faibles, reconnais au moins sa magnificence, puisque sans le secours des appareils nécessaires à la vie, il a néanmoins organisé la vie dans des animaux si exigus, leur accordant la faculté de voir sans yeux, la faculté de manger sans dents, la faculté de digérer sans estomac; de même que d'autres marchent sans pieds, les serpents avec une impétuosité qui glisse, les vers avec un effort qui se dresse, les limaçons en rampant avec une bave écumeuse. Pourquoi donc ne croirais-tu pas que l'on pût respirer sans le soufflet des poumons et le canal des artères, regardant comme un irrésistible argument, que la respiration est ajoutée à l'âme humaine, parce qu'il y a des êtres qui ne respirent pas, et qu'ils ne respirent pas, parce qu'ils sont dépourvus des organes de la respiration? Quoi! tu penses qu'un être peut vivre sans respirer, et tu ne crois pas qu'il puisse respirer sans poumons? Qu'est-ce, à ton avis, que respirer? C'est, j'imagine, émettre un souffle hors de soi. Qu'est-ce que ne pas vivre? Ne pas émettre, j'imagine, un souffle hors de soi. Voilà ce que je devrai répondre, si respirer n'est pas la même chose que vivre. Mais le propre d'un mort sera de ne pas émettre de souffle; donc le propre d'un être vivant est d'émettre un souffle. Mais d'autre part le propre de ce qui respire est d'émettre un souffle, donc aussi respirer est le propre de ce qui vit. Si l'un et l'autre n'avaient pu s'accomplir sans l'âme, l'âme n'eût pas respiré; elle se fût bornée à vivre. Mais vivre, c'est respirer, et respirer, c'est vivre. Ainsi, cette double faculté, respirer et vivre, appartient tout entière à qui appartient la vie, c'est-à-dire à l'âme.
Enfin si tu sépares l'esprit et l'âme, sépare aussi les œuvres: que tous les deux agissent de leur côté, l'âme à part, l'esprit à part; que l'âme vive sans l'esprit; que l'esprit respire sans l'âme; que l'un abandonne le corps, que l'autre demeure; que la mort et la vie se donnent la main, Car enfin, s'il y a deux êtres, une âme et un esprit, ils peuvent se diviser, afin que par leur séparation, l'un se retirant, l'autre restant, s'opère la réunion de la mort et de la vie. Mais jamais il n'en arrivera ainsi. Donc ces choses qui ne peuvent se diviser ne sont pas, puisqu'elles pourraient se diviser, si elles étaient deux. Toutefois il est permis à deux substances d'être inséparablement unies. Mais elles cesseront d'être unies, si respirer n'est pas la même chose que vivre. Ce sont les œuvres qui distinguent les substances: et combien il est plus raisonnable de croire que l'âme et l'esprit ne sont qu'un, puisque tu ne leur assignes aucune diversité, de sorte que l'âme est la même chose que l'esprit, la respiration appartenant au même être qui a le droit de vivre. Quoi donc? C'est vouloir que le jour soit différent de la lumière qui produit le jour. Il y a différentes espèces de lumières, dis-tu, comme le témoigne le ministère du feu. D'accord; il y a aussi différentes espèces d'esprits, ceux qui viennent de Dieu, ceux qui viennent du démon. Ainsi, quand il s'agit de l'âme et de l'esprit, l'âme sera l'esprit, de même que le jour est la lumière. Une chose est identique avec la chose par qui elle existe.
XI. Mais l'ordre de la question présente me force d'expliquer dans quel sens je dis que l'âme est un esprit, parce que la respiration appartient à une autre substance: en attribuant cette propriété à l'âme que nous reconnoissons simple et uniforme, il est nécessaire de déterminer les conditions de cet esprit, esprit non pas dans son essence, mais dans ses œuvres, non pas à titre de nature, mais à titre d'effet, parce qu'il respire, et non parce qu'il est proprement esprit. Car souffler, c'est respirer. Ainsi cette même âme, que nous soutenons être un souffle, en vertu de sa propriété, nous la déclarons en ce moment un esprit, en vertu de la nécessité. D'ailleurs nous prouvons contre Hermogène qui lui donne pour origine la matière et non le souffle de Dieu, qu'elle est à proprement parler un souffle. L'hérétique en effet, au mépris de l'autorité de l'Ecriture, traduit souffle par esprit, afin que, comme il est incroyable que l'esprit de Dieu tombe dans la prévarication et bientôt après dans le jugement, on en conclue que l'âme provient de la matière, plutôt que de l'esprit de Dieu. Voilà pourquoi ailleurs nous l'avons déclarée un souffle, et non un esprit, avec l'Ecriture et d'après la distinction de l'esprit, tandis que dans ce moment nous la nommons à regret un esprit, à cause de la réciprocité de la respiration et du souffle. Ailleurs, la question roulait sur la substance; car respirer est un acte de la substance.
Je ne m'arrêterais pas plus long-temps sur ce point, si ce n'était à cause des hérétiques qui introduisent dans l'âme, je ne sais quelle semence spirituelle, conférée par la secrète libéralité de la Sagesse, sa mère, et à l'insu de son auteur, tandis que l'Ecriture, qui sait un peu mieux les secrets de son Dieu et de son auteur, n'a rien promulgué de plus que ces mots: « Dieu souffla sur la face de l'homme un souffle de vie, et l'homme eut une âme vivante, » par laquelle il dut vivre désormais et respirer, faisant assez connaître la différence de l'âme et de l'esprit, dans les passages suivants, où Dieu lui-même parle ainsi: « L'esprit est sorti de moi, et j'ai créé toute espèce de souffles; » en effet l'âme est un souffle né de l'esprit; et ailleurs: « Il a envoyé à son peuple sur la terre son souffle, et son esprit à ceux qui foulent aux pieds la terre. » Il communique d'abord l'âme, c'est-à-dire le souffle, au peuple qui marche sur la terre, c'est-à-dire qui vit charnellement dans la chair; puis, l'esprit à ceux qui foulent aux pieds la terre, c'est-à-dire, qui triomphent des œuvres de la chair, puisque l'Apôtre dit lui-même: « Ce n'est pas le premier corps qui est spirituel, c'est le corps animal; après lui, vient le spirituel. » Car quoique par ces paroles: « Voilà maintenant l'os de mes os, et la chair de ma chair; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair, » Adam ait prophétisé sur-le-champ, « que ce sacrement était grand et qu'il signifiait le Christ et l'Eglise, » Adam fut momentanément ravi en esprit. L'extase, cette vertu de l'Esprit saint, qui opère la prophétie, descendit sur lui; car l'esprit mauvais n'est de même qu'un accident passager. Enfin, l'esprit de Dieu convertit autant dans la suite Saül « en un autre homme, » c'est-à-dire en prophète, lorsqu'il a été dit: « Qu'est-il arrivé au Fils de Cis? Saül aussi est-il prophète? » que l'esprit malfaisant le changea plus tard en un autre homme, c'est-à-dire en apostat. Le démon entra aussi dans Judas, qui fut compté pendant quelque temps parmi les élus, jusqu'à ce qu'il fût chargé de la bourse, déjà voleur, mais non encore souillé de trahison. Conséquemment si l'esprit de Dieu, ni l'esprit du démon n'est semé avec l'âme au moment de la naissance, il est donc reconnu qu'elle est seule, avant l'arrivée de l'un ou de l'autre esprit. S'il est établi qu'elle est seule, il en résulte encore qu'elle est simple, uniforme, et qu'elle ne respire par aucun autre principe, que par la condition même de sa substance.
XII. Ainsi, par l'esprit, le Mens des Latins, le Νοῦς des Grecs, nous n'entendons pas autre chose que cette faculté qui naît avec l'âme, réside en elle, et lui appartient par droit de naissance, faculté par laquelle elle agit, par laquelle elle raisonne, qu'elle possède avec soi pour se mouvoir d'elle-même dans elle-même, et par laquelle elle semble mue comme par une substance étrangère, ainsi que le veulent ceux qui ne reconnaissent qu'une intelligence universelle, imprimant le mouvement à la nature, dieu de Socrate, dieu monogène de Valentin, ayant pour père Bythos ou l'Abîme, pour mère Sigé ou le Silence. Quelle confusion dans le système d'Anaxagore! Après avoir imaginé une intelligence, commencement de toutes choses et image abrégée (1) de l'ensemble des êtres, rattacher à ce principe l'univers, le déclarer pur, simple, inalliable, c'était à ce titre même le séparer de tout mélange avec l'âme humaine. Toutefois, il ne laisse pas de le mêler ailleurs avec elle. Aristote signala cette contradiction, plus habile peut-être à renverser les systèmes d'autrui qu'à édifier les siens.
Enfin ce dernier, après avoir ajourné lui-même la définition de l'esprit, commença par déclarer divine l'une des espèces (2); puis, en prouvant qu'elle était impassible, il lui enlève, lui aussi, toute participation avec l'âme. En effet, comme il est constant que l'âme souffre tout ce qu'elle doit souffrir, elle souffrira par l'esprit ou avec lui. Si elle est confondue avec l'esprit, on ne peut induire l'impassibilité de l'esprit; si elle ne souffre ni par lui ni avec lui, elle n'est donc pas confondue avec celui dans la société duquel elle ne souffre rien, impassible lui-même. Or, si l'âme ne souffre rien par lui ni avec lui, dès-lors elle cesse de sentir, de réfléchir et d'agir par lui, comme on le prétend. Car Aristote appelle les sens du nom de passions (3). Comment en serait-il autrement? Sentir c'est souffrir, puisque souffrir c'est sentir. Par conséquent, raisonner c'est sentir; être mû c'est sentir: ainsi tout cela c'est souffrir. Or, nous remarquons que l'âme n'éprouve aucune de ces affections, qu'on ne puisse les attribuer aussi à l'esprit, parce qu'elles s'accomplissent par lui et avec lui. Que suit-il de là? L'esprit peut donc entrer en association, contrairement à Anaxagore, et il est passible, en dépit d'Aristote.
D'ailleurs, si on admet la distinction, de manière que l'esprit, et l'âme soient deux substances distinctes, à l'une des deux appartiendront la passion, le sentiment, la réflexion, l'action, le mouvement; à l'autre le calme, le repos, la stupeur, l'absence de toute action. Point de milieu: ou c'est l'esprit qui est inutile, ou c'est l'âme. Que, s'il est certain que toutes ces choses peuvent être attribuées à tous les deux, l'un et l'autre ne sont donc qu'un. Démocrite aura raison de supprimer entre eux toute différence; on cherchera comment l'un et l'autre ne sont qu'un. Est-ce par la confusion des deux substances? est-ce par la disposition d'une seule? Pour nous, nous soutenons que l'esprit est tellement confondu avec l'âme, qu'au lieu d'être différent de la substance de celle-ci, il en est comme l'agent.
XIII. Il reste à examiner après cela où est la supériorité, c'est-à-dire lequel des deux commande à l'autre, afin que là où sera la prédominance, là soit aussi la supériorité de la substance, et que celui des deux auquel commandera la supériorité de la substance, soit regardé comme un instrument naturel de la substance. Mais comment n'accorderait-on point la suprématie à l'âme, qui a communiqué son nom à l'homme tout entier? Combien d'ames je nourris! s'écrie le riche; et non combien d'esprits. Le pilote souhaite que les âmes soient sauvées, et non les esprits. Le laboureur dans ses travaux, le soldat sur le champ de bataille, dit: Je donne mon âme et non mon esprit. Auquel des deux les périls ou les souhaits empruntent-ils leur nom? à l'esprit ou à l'âme? Dans le langage ordinaire, que font les mourants? rendent-ils l'esprit ou bien l'âme? Enfin voyez les philosophes et les médecins eux-mêmes. Quoiqu'ils se proposent de disputer aussi sur l'esprit, chacun d'eux écrit au frontispice de son œuvre et en tête de la matière: De l'âme. Veux-tu savoir aussi comment Dieu s'exprime? C'est toujours à l'âme qu'il adresse la parole, l'âme qu'il interpelle, l'âme qu'il exhorte, pour attirer à lui l'esprit, «C'est elle que le Christ est venu sauver; elle qu'il menace de perdre dans les enfers; elle qu'il défend de trop aimer; elle que le bon Pasteur lui-même donne pour ses brebis. » Tu as la prépondérance de l'âme; tu as aussi avec elle l'union de la substance, afin d'en conclure que le principe intelligent est un instrument et non un maître.
XIV. L'âme d'ailleurs est une, simple, et formée tout entière d'elle-même; elle n'est pas plus composée de parties étrangères que divisibles, parce qu'elle ne peut pas se dissoudre. Composée de parties étrangères, elle pourrait se dissoudre et alors elle perdrait l'immortalité. Par conséquent, de ce qu'elle n'est pas mortelle, elle n'est pas divisible et ne peut se dissoudre. En effet, se diviser, c'est se dissoudre; se dissoudre, c'est mourir. Or elle sera divisée en différentes parties, tantôt en deux par Platon, tantôt en trois par Zenon, tantôt en cinq et en six par Panœtius, tantôt en sept par Soranus, tantôt en huit chez Chrysippe, même jusqu'en dix chez quelques stoïciens, et en plus de deux chez Posidonius, qui, parlant de deux principes, l'hégémonicon ou le dirigeant, le logicon ou le raisonnable, les divise ensuite en douze: c'est ainsi qu'on partage l'âme en différentes parties. Mais elles seront moins des parties de l'âme que des propriétés, des énergies, des œuvres, ainsi qu'Aristote lui-même a jugé de quelques-unes. En effet, ce ne sont pas des organes d'une substance animale, mais des aptitudes, telles que le mouvement, l'action, la pensée et les autres distinctions de même nature, à peu près comme les cinq sens si connus, la vue, l'ouïe, le goût, le toucher et l'odorat. Quoique les philosophes aient assigné à chacune de ces facultés des domiciles certains dans le corps de l'homme, cela ne veut pas dire que celle distribution de l'âme implique la division de l'âme, puisque le corps lui-même n'est pas partagé en membres, comme ceux-ci voudraient qu'il en fût de l'âme. Loin de là! de cette multitude de membres se forme un seul et môme corps, de sorte que cette division elle-même est plutôt une incorporation. Considère l'étonnante merveille d'Archimède, je veux dire cette machine hydraulique, où tant de rouages, tant de parties diverses, tant d'assemblages, tant d'issues pour les voix, tant de sons réunis, tant d'harmonie dans les rhythmes, tant d'armées de flûtes, ne forment qu'une masse indivisible. De même l'air qui gémit par le mouvement de l'eau ne se fractionne pas en mille portions, parce qu'il est distribué différemment, partout le même dans sa substance, quoique divisé dans ses effets. Cet exemple se rapproche assez de Straton, d'Œnésidème et d'Heraclite; car ils soutiennent l'unité de l'âme, qui, répandue dans tout le corps et partout la même, comme le souffle qui sort d'un roseau à travers les différentes issues, se manifeste de différentes manières par nos sens, moins divisée que répartie. De quel nom faut-il appeler toutes ces choses? par quelles divisions se touchent-elles? dans quelles parties du corps sont-elles confinées? Cet examen appartient plutôt aux médecins et aux philosophes: pour nous, peu de choses nous conviendront.
XV. Cherchons avant tout s'il existe dans l'âme quelque portion vitale et sapientielle, que l'on nomme hégémonicon, ou dirigeante. La nier, c'est mettre en péril l'essence de l'âme tout entière; enfin ceux qui nient cette partie prédominante ont pensé auparavant que l'âme n'était rien. Un certain Dicœarque de Messine, et parmi les médecins André et Asclépiade, ont détruit cette faculté prééminente, en voulant que les sens auxquels on l'attribue résident dans le principe pensant lui-même. Asclépiade même s'applaudit de ce raisonnement: « La plupart des animaux, si on leur enlève les parties du corps dans lesquelles on place le siège principal de cette faculté souveraine, ne laissent pas de survivre quelque temps et de donner des marques d'intelligence. Il en est ainsi des mouches, des guêpes et des sauterelles, quand on leur coupe la tête; ainsi des chèvres, des tortues et des anguilles, quand on leur arrache le cœur. Donc la faculté prépondérante n'existe pas, ajoute-t-il. Si elle existait, la vigueur de l'âme ne continuerait pas, une fois que la faculté supérieure est anéantie avec ses organes. « Mais, contrairement à Dicœarque, la plupart des philosophes, Platon, Straton, Epicure, Démocrite, Empédocle, Socrate, Aristote; contrairement à André et Asclépiade, la plupart des médecins, Hérophile, Erasistrate, Dioclès, Hippocrate et Soranus lui-même, et enfin nous autres chrétiens, plus nombreux que tous, nous que Dieu éclaire sur ce double point, nous soutenons qu'il y a dans l'âme une faculté dominante, et qu'elle a son sanctuaire dans une certaine partie du corps. Si en effet, nous lisons « que Dieu sonde et interroge le cœur; » si on est reconnu comme son prophète par là même « que l'on révèle ce qui se passe au fond des cœurs; » si Dieu lui-même au milieu de son peuple prévient les pensées du cœur: «Que pensez-vous de mauvais dans vos cœurs? » si David demande aussi à Dieu de créer en lui un cœur pur; si Paul déclare que « c'est par le cœur que l'on croit à la justice; » si, d'après Jean, « chacun est condamné par son cœur; » si enfin « quiconque regarde une femme avec convoitise, est déjà adultère au fond de son cœur, » ces deux points deviennent manifestes; d'abord qu'il y a dans l'âme quelque chose de prédominant, où se rassemble la volonté divine, c'est-à-dire une force sapientielle et vitale; car ce qui raisonne est vivant; ensuite qu'elle réside dans le trésor de notre corps auquel Dieu fait allusion. Conséquemment il ne faut pas penser avec Heraclite, que cette faculté souveraine se meut par une force extérieure; avec Moschion, qu'elle flotte çà et là dans toute l'étendue du corps; avec Platon, qu'elle est renfermée dans la tête; avec Xénocrate, qu'elle siège sur le sommet du front; avec Hippocrate, qu'elle repose dans le cerveau. On ne la placera pas non plus vers la base du cerveau, comme Hérophile; dans les membranes qui enveloppent ce dernier, comme Straton et Erasistrate; dans le milieu des sourcils, comme Straton le physicien; ni dans toute la cuirasse de la poitrine, comme Epicure. Les Egyptiens avaient déjà reconnu cette vérité, ainsi que ceux qui passent pour les interprètes des choses divines, comme le témoigne ce vers d'Orphée ou d'Empédocle: « Le sens est le sang qui nage autour du cœur. » Il y a mieux. Protagoras, Apollodore et Chrysippe eux-mêmes sont de cette opinion, de sorte qu'Asclépiade, réfuté par eux, cherche ses chèvres qui bêlent sans cœur, et chasse ses mouches qui voltigent sans tête, et que tous ceux qui préjugent les dispositions de l'âme humaine d'après la condition des bêtes, savent que ce sont eux plutôt qui vivent sans cœur et sans cervelle.
XVI. Platon s'accorde avec la foi quand il partage l'âme en deux, le raisonnable et l'irraisonnable. Nous applaudissons, il est vrai, à cette définition, mais sans attribuer l'un et l'autre à la nature. Le raisonnable doit être regardé comme inhérent à la nature, puisqu'il est communiqué à l'âme dès l'origine, par un créateur essentiellement raisonnable. Comment ne serait-il pas raisonnable ce que Dieu a produit par son ordre, à plus forte raison ce qu'il a créé proprement de son souffle? Il faut regarder comme postérieur l'irraisonnable, attendu qu'il provient de la suggestion du serpent, je veux dire cette prévarication première qui par la suite s'implanta dans l'âme et grandit avec elle, à la manière d'une propriété de la nature, parce qu'elle coïncida avec le commencement de la nature (4). D'ailleurs puisque, d'après le même Platon, l'âme de Dieu lui-même ne renferme que le raisonnable, attribuer à la nature que notre âme a reçue de Dieu l'irraisonnable, ce serait dire que l'irraisonnable vient de Dieu, en sa qualité d'inhérent à la nature, puisque Dieu est l'auteur de la nature. Mais l'introduction du péché appartient au démon; or tout péché est chose irraisonnable; donc l'irraisonnable vient aussi du démon de qui vient le péché, étranger à Dieu auquel est étranger tout ce qui est irraisonnable. Il faut donc chercher la différence de l'un et de l'autre dans la diversité des auteurs.
Après avoir ainsi réservé pour Dieu seul le raisonnable, Platon subdivise ce dernier en deux espèces, l'irascible, que l'on nomme qumikon, et le concupiscible, que l'on appelle e0piqumhtikon, de sorte que le premier nous est commun avec les lions, le second avec les mouches, et le raisonnable avec Dieu. Je m'aperçois qu'il est nécessaire de m'arrêter sur ce point, à cause de ce qui se rencontre dans le Christ. Car voilà que toute cette trinité se manifeste aussi dans le Seigneur: le raisonnable, par lequel il enseigne, discute et ouvre les routes du salut; l'irascible, par lequel il s'indigne contre les scribes et les pharisiens; le concupiscible, par lequel il désire manger la pâque avec ses disciples. Chez nous, par conséquent, il ne faudra pas regarder comme provenant toujours de l'irraisonnable, l'irascible et le concupiscible, puisque nous sommes certains qu'ils se sont gouvernés raisonnablement dans le Seigneur. Dieu s'indignera raisonnablement, c'est-à-dire contre ceux qui l'ont mérité; Dieu désirera raisonnablement les choses qui sont dignes de lui; car il s'indignera contre le méchant; et à l'homme de bien il désirera le salut. L'Apôtre lui-même nous permet le désir. « Si quelqu'un désire l'épiscopat, dit-il, il désire une œuvre bonne. » Par ces mots, une œuvre bonne, il nous montre que le désir est souvent raisonnable. Il nous accorde aussi l'indignation. Comment nous interdire un sentiment qu'il a éprouvé? « Plût à Dieu, s'écrie-t-il, que ceux qui mettent le trouble parmi vous fussent même retranchés! » L'indignation est encore raisonnable quand elle a sa source dans l'amour de la loi. Mais quand l'Apôtre dit: « Nous étions autrefois par nature des enfants de colère, » il flétrit comme irraisonnable l'appétit irascible, parce qu'il n'est pas de cette nature qui provient de Dieu, mais de celle qu'a introduite le démon, appelé lui-même chef de son ordre: « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres; » et surnommé lui-même père: « Pour vous, vous êtes du démon votre père, » afin que tu n'aies pas scrupule d'attribuer la propriété de l'autre nature, de la nature postérieure et viciée, à celui que tu vois semer l'ivraie après coup, et vicier pendant la nuit la pureté du froment.
XVII. La question des cinq sens que nous apprenons à connaître avec les premiers éléments, nous intéresse aussi, parce que les hérétiques en tirent quelques arguments: ce sont la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Les académiciens les accusent durement d'infidélité. De ce nombre se trouvent, suivant quelques-uns, Heraclite, Dioclès et Empédocle; quant à Platon, il est certain que, dans le Timée, il déclare que la faculté sensuelle et irraisonnable varie avec l'opinion. On accuse donc la vue de mensonge, parce qu'elle assure que des rames plongées dans l'eau sont fléchies ou brisées, tandis qu'elle sait bien qu'elles sont entières; parce qu'elle affirme qu'une tour carrée de loin est ronde; parce qu'elle trouble les proportions d'un portique en le faisant paraître plus étroit à son extrémité; parce qu'elle confond le ciel avec la mer, quoiqu'il soit suspendu à une si grande hauteur. De même l'ouïe est convaincue de fausseté. Par exemple, nous prenons pour un bruit venu du ciel le roulement d'un char; ou bien, si le tonnerre gronde, nous tenons pour certain que c'est un char qui roule. Ainsi de l'odorat et du goût; les mêmes parfums et les mêmes vins se déprécient ensuite par l'usage. Même reproche au toucher: le pied estime polis les mêmes pavés dont les aspérités offensent la main; et dans le bain, la même masse d'eau qui brûlait d'abord, quelques moments après semble plus tempérée. Tant il est vrai, disent ces philosophes, que nous sommes trompés par nos sens, puisque nous changeons de sentiment.
Les stoïciens, avec plus de mesure, ne reprochent pas à tous les sens, ni toujours, de mentir. Les épicuriens, plus conséquents avec eux-mêmes, soutiennent que tous les sens rendent constamment de fidèles témoignages: mais ils procèdent autrement: Ce n'est pas le sens qui trompe, disent-ils, c'est l'opinion; car le sens est affecté, il ne juge pas. L'âme, ajoutent-ils, ne pense pas. Ils ont donc séparé l'opinion du sens, et le sens de l'âme. Mais d'où viendrait l'opinion si elle ne vient pas du sens? En effet, si la vue n'a pas senti que cette tour est ronde, elle n'aura aucune idée de sa rondeur. Et d'où vient le sens, s'il ne vient pas de l'âme? Le corps une fois privé de l'âme, sera privé aussi du sens. Ainsi le sens vient de l'âme, l'opinion vient du sens, et tout cela c'est l'âme.
D'ailleurs, il sera raisonnable de poser en principe qu'il existe quelque chose qui fait que les sens rendent des témoignages différents des choses elles-mêmes. Or, si les sens peuvent accuser ce qui ne se trouve pas dans les choses, pourquoi par là même ne pourraient-ils pas accuser ce qui ne se trouve pas en eux, mais dans des circonstances particulières qui interviennent? Ces circonstances, il sera facile de les reconnaître. En effet, c'est Veau qui est cause qu'une rame paraît fléchie ou brisée. Otez la rame de l'eau, elle redevient entière pour la vue. La ténuité de cette substance, que la lumière convertit en miroir réfléchissant l'image selon qu'elle a été frappée ou ébranlée, détruit la ligne droite. De même, pour que la forme de la tour se joue de la vue, il faut comme condition une certaine distance dans une plaine: car l'égalité de l'air répandu autour de l'objet, en revêtant les angles d'une lumière semblable, efface les lignes. De même l'uniformité d'un portique s'aiguise à son extrémité, parce que la vue resserrée sous un espace fermé, s'affaiblit à mesure qu'elle s'étend. Ainsi encore le ciel s'unit à la mer là où la vue est en défaut; elle distingue aussi longtemps qu'elle conserve son énergie. Quant à l'ouïe, quelle autre chose la trompera que la ressemblance des sons? Et si, avec le temps, un parfum a moins d'odeur, un vin moins de saveur, une eau moins de chaleur, la force première se trouve presque tout entière dans tous. D'ailleurs il est bien juste que les mains et les pieds, c'est-à-dire des membres délicats, et des membres endurcis par l'exercice, jugent différemment d'une surface rude ou polie. De cette manière, par conséquent, chaque erreur des sens aura sa cause. Si les causes trompent les sens, et par les sens les opinions, ce n'est donc plus dans les sens qu'il faut placer la fausseté, puisque les sens suivent les causes, ni dans les opinions, puisque les opinions sont dirigées par les sens, qui suivent les causes. Ceux qui sont frappés de démence prennent une chose pour une autre: Oreste voit sa mère dans sa sœur; Ajax voit Ulysse dans un troupeau de bœufs; Athamas et. Agavé voient des bêtes sauvages dans leurs fils. Reprocheras-tu ce mensonge aux yeux ou bien à la folie? Tout devient amer pour celui qui par un débordement de bile est atteint de la jaunisse. Est-ce au goût que tu imputeras l'infidélité de ses relations, ou à la maladie? Tous les sens, par conséquent, troublés et circonvenus pour un moment, n'en demeurent pas moins des organes véridiques.
Il y a mieux; les causes elles-mêmes ne doivent pas subir l'imputation de fausseté. Si, en effet, ces exceptions arrivent par une raison particulière, la raison ne mérite pas d'être appelée fausseté; ce qui doit nécessairement se passer ainsi n'est pas un mensonge. Conséquemment, si les causes elles-mêmes sont exemptes de reproche, à combien plus forte raison les sens auxquels président librement les causes? Il en résulte qu'il faut restituer aux sens la vérité, la fidélité, l'intégrité, parce que leurs relations ne sont pas différentes de ce qu'a ordonné cette raison qui fait que les sens rendent un témoignage opposé à ce qui est dans les choses. Que fais-tu, ô insolente Académie? Tu détruis tout le fondement de la vie; tu troubles l'ordre universel de la nature; tu aveugles la Providence de Dieu lui-même, qui a placé à la tête de toutes ses œuvres pour les comprendre, les habiter, les distribuer et en jouir, les sens, maîtres trompeurs et infidèles? Quoi donc? Ne sont-ce pas eux qui gouvernent en seconds toute la création? N'est-ce pas par eux que le monde a reçu sa seconde forme, tant d'arts, tant d'industries, tant d'études, tant d'affaires, tant de fonctions, de commerces, de remèdes, de conseils, de consolations, d'habillements, de parures et d'ornements? Ils sont comme la saveur et l'assaisonnement de la vie, puisque c'est par ces mêmes sens que, seul entre tous, l'homme est reconnu pour un être raisonnable, capable de comprendre, fût-ce l'Académie elle-même. Mais Platon, pour récuser le témoignage des sens, fait dire à Socrate, dans le Phèdre, qu'il lui est impossible de se connaître lui-même, comme le lui recommande l'oracle de Delphes (5). Dans le Théétète, il va jusqu'à se dépouiller de la science et du sentiment. Dans le Phèdre aussi, il ajourne après la mort la connaissance posthume de la vérité (6); et lui cependant n'avait pas attendu la mort pour philosopher. Il n'est pas permis, non, il n'est pas permis de révoquer en doute les relations des sens, de peur qu'on ne les accuse d'infidélité jusque dans la personne du Christ; de peur qu'on ne dise: « Il n'a pas vu réellement Satan précipité du ciel; il n'a pas entendu réellement la voix du Père qui lui rendait témoignage; ou bien: Il a été trompé lorsqu'il toucha la belle-mère de Pierre; s'il a senti dans la suite l'odeur d'un parfum, le parfum diffère de celui qu'il a reçu pour sa sépulture; s'il a goûté la saveur d'un vin, ce n'est pas le vin qu'il consacra en commémoration de son sang. » N'est-ce pas en vertu de ce système que Marcion aima mieux le croire un fantôme, dédaignant la vérité de son corps tout entier? Disons plus. Ses apôtres ne furent pas non plus le jouet de l'illusion. Leurs yeux et leurs oreilles furent véridiques sur la montagne; leur goût fut véridique aux noces de Cana, sur ce vin, quoique auparavant il ne fût que de l'eau. La main de Thomas, qui crut ensuite, fut véridique. Lis le témoignage de Jean: « Nous vous annonçons la parole de vie, qui était dès le commencement, que nous avons entendue, que nous avons vue de nos yeux, que nous avons considérée et que nos mains ont touchée. » Témoignage imposteur, si les dépositions de nos yeux, de nos oreilles et de nos mains ne sont par nature qu'un mensonge.
XVIII. J'arrive maintenant à l'intellect, tel que Platon le transmit aux hérétiques, séparé des sensations corporelles, obtenant ainsi la connaissance avant la mort. En effet, il dit dans le Phédon: Que penser de la possession elle-même de la sagesse? Le corps y sera-t-il un obstacle ou non, si quelqu'un le prend pour associé dans cette recherche? Je m'explique avec plus de précision. La vue et rouie renferment-elles ou non pour l'homme quelque vérité? Les poètes ne nous murmurent-ils pas incessamment à l'oreille que nous n'entendons, que nous ne voyons rien avec certitude? Il se rappelait sans doute ce vers d'Epicharme le comique: « C'est l'esprit qui voit, l'esprit qui entend; tout le reste est sourd ou aveugle. » Aussi le philosophe établit-il ailleurs, que celui-là est le plus éclairé qui est éclairé surtout par le raisonnement, sans consulter la vue, sans mêler à l'esprit aucun sens de cette nature, mais qui apporte à la méditation l'intégrité de l'intelligence pour embrasser l'intégrité des choses, faisant divorce principalement avec les yeux, les oreilles, et pour le dire en un mot, avec le corps tout entier, parce qu'il trouble l'âme et ne lui permet pas de posséder la vérité ni la sagesse, quand il est en communication avec elle. Nous voyons donc qu'à côté du sentiment s'élève une autre faculté beaucoup plus puissante, je veux dire ces forces de l'âme qui opèrent l'intelligence de la vérité, dont les œuvres ne sont ni palpables, ni exposées aux sens corporels, mais se tiennent à une grande distance de la conscience humaine, placées dans un lieu secret, au plus haut des cieux, dans Dieu lui-même. Platon, en effet, veut qu'il existe certaines substances invisibles, incorporelles, célestes, divines et éternelles, qu'il appelle idées, c'est-à-dire formes, exemplaires, et causes de tout ce qui se manifeste à nos yeux et frappe nos sens. Les idées sont les vérités: les phénomènes naturels en sont les images. Eh bien! les germes de l'hérésie des Gnostiques et. des Valentiniens sont-ils reconnaissables? C'est là qu'ils ont pris leur distinction entre les sens corporels et les forces intellectuelles, distinction à laquelle ils ajustent la parabole des dix vierges. Les cinq vierges folles, disent-ils, figurent les sens corporels, insensés parce qu'ils sont faciles à tromper: les vierges sages sont une représentation des forces intellectuelles, sages, parce qu'elles découvrent cette vérité mystérieuse, supérieure à notre monde, et placée dans le Plérôme, sacrement des idées hérétiques. Car tels sont leurs Eons et leurs généalogies. Ils divisent donc le sentiment en deux. Ils font descendre l'intellect de leur semence spirituelle; quant au sentiment corporel, il proviendra de l'animal, parce qu'il est incapable de concevoir les choses spirituelles: au premier par conséquent le domaine invisible; au second les choses visibles, humbles, temporaires, et qui sont embrassées par les sens, parce qu'elles résident dans les images. Voilà pourquoi nous avons commencé par établir que l'esprit n'est pas autre chose qu'une énergie de l'âme; ni la respiration autre chose que ce que l'âme est elle-même par le souffle. D'ailleurs, que par la suite Dieu ou le démon lui fassent sentir leur souffle, il faut n'y voir qu'une chose surajoutée. Et maintenant nous n'admettons d'autre distinction entre le sentiment et l'intellect que les diversités des choses elles-mêmes, corporelles et spirituelles, visibles et invisibles, manifestes et cachées, parce que les premières sont attribuées au sentiment, les secondes à l'intellect, de manière cependant que les unes et les autres aient leur siège dans l'âme qui sent les choses corporelles par le corps, de même qu'elle comprend les choses spirituelles par l'esprit, sauf qu'elle sent aussi pendant qu'elle comprend. Car sentir, n'est-ce pas comprendre? et comprendre, n'est-ce pas sentir? Ou bien, que sera le sentiment, sinon la compréhension de l'objet senti? Que sera la compréhension, sinon le sentiment de l'objet compris? Pourquoi tant de fatigues pour torturer la simplicité et crucifier la vérité? Qui me montrera un sens ne comprenant pas ce qu'il sent? ou un intellect qui ne sent pas ce qu'il comprend, afin de me prouver par là que l'un peut subsister sans l'autre? Si les choses corporelles sont senties et les incorporelles comprises, cela tient à la diversité des choses et non à la diversité du domicile du sens et de l'intellect, c'est-à-dire que l'âme et l'esprit ne diffèrent pas.
Enfin par qui sont senties les choses corporelles? Si c'est par l'esprit, donc l'esprit est aussi sensible et non pas seulement intellectuel; car en comprenant il sent, puisque s'il ne comprend pas il ne sent pas. De même, par qui sont comprises les choses incorporelles? Si c'est par l'esprit, où sera l'âme? si c'est par l'âme, où sera l'esprit? Car les choses qui diffèrent doivent être réciproquement distantes, lorsqu'elles vaquent à leurs fonctions. Tu penseras que l'esprit est loin de l'âme, s'il nous arrive d'être affectés par l'esprit, de manière à ignorer que nous avons vu, ou entendu, parce que l'esprit était ailleurs. A ce prix, je soutiendrai que l'âme elle-même n'a ni vu, ni entendu, parce qu'elle était ailleurs avec sa force, c'est-à-dire avec l'esprit. En effet, quand l'homme est en démence, c'est son âme qui est en démence, non pas que l'esprit voyage au dehors, mais il est atteint en même temps qu'elle.
D'ailleurs, c'est l'âme surtout qui abandonne le corps. Ce qui le confirme, c'est qu'après le départ de l'âme, l'esprit ne se trouve plus dans l'homme, tant il est vrai qu'il suit partout celle loin de qui il ne demeure pas après la mort. Or, puisque l'esprit suit l'âme et lui est attachée, l'intellect se trouve également attaché à l'âme que suit l'esprit auquel est attaché l'intellect. Maintenant, que l'intellect soit supérieur au sens; qu'il pénètre avec plus de sagacité dans les sacrements, pourvu qu'il soit aussi ce qu'est le sens, une faculté particulière de l'âme, peu m'importe, sinon quand on donne à l'intellect la supériorité sur le sens, pour en conclure sa séparation d'avec l'intellect.
Après avoir combattu la différence, il me reste à écarter la supériorité pour aborder ensuite la foi à un Dieu plus excellent (7). Mais nous traiterons en sa place de Dieu avec les hérétiques. Aujourd'hui la discussion roule sur l'âme, et c'est le lieu de ne pas donner frauduleusement la préférence à l'intellect. Car quoique les choses embrassées par l'intelligence soient d'une nature plus relevée, puisqu'elles sont spirituelles, que celles qui sont saisies par le sentiment, puisqu'elles sont corporelles, la supériorité retombera sur les choses les plus relevées, par rapport aux plus humbles, mais non sur l'intellect par rapport au sentiment. Comment en effet préférer l'intellect au sentiment par lequel le premier est formé à la connaissance des vérités? S'il est vrai que les vérités soient saisies par leurs images, c'est-à-dire, si les choses invisibles se manifestent par les choses visibles, puisque l'Apôtre nous écrit: « Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création du monde, par la connaissance que ses ouvrages nous donnent de lui; » puisque Platon dit aux hérétiques: « Les choses qui paraissent sont l'image de celles qui sont cachées, » il faut donc nécessairement que ce monde soit une sorte d'image de quelque autre monde. L'intellect paraît avoir le sentiment pour guide, pour conseiller et pour fondement principal: il semble impossible de pouvoir saisir la vérité sans lui. Comment donc sera-t-il supérieur à celui par qui il existe, dont il a besoin, auquel il doit tout ce qu'il embrasse? Delà il faut tirer cette double conclusion: ---- L'intellect n'a point la prééminence sur le sentiment; une chose est inférieure à celle par qui elle existe. ---- L'intellect ne peut être séparé du sentiment; une chose par laquelle une autre existe se confond avec elle.
XIX. Mais il ne faut pas passer sous silence ceux qui dépouillent l'âme de l'intellect, même pour quelques moments. Car ils veulent que le temps fraie pour ainsi dire la voie à l'intellect, de même qu'à l'esprit de qui provient l'intellect. A les entendre, l'enfance ne posséderait qu'une âme sensitive, par laquelle elle vit, mais sans connaître, parce que tout ce qui vit n'a pas la connaissance. Ainsi les arbres vivent, mais ne connaissent pas, disent-ils d'après Aristote et quiconque gratifie l'universalité des êtres de la substance animée, qui chez nous est une chose particulière à l'homme non-seulement en tant qu'œuvre de Dieu, caractère commun à toute la création, mais en tant que souffle de Dieu, privilège qui n'appartient qu'à elle. Nous déclarons, nous, que l'âme naît avec toutes ses facultés; et si l'on nous oppose l'exemple des arbres, nous l'accepterons. En effet, ils ont en eux la force de l'âme qui leur est propre, je ne dis pas seulement les jeunes arbres, mais encore les tiges d'autrefois et les rejetons d'aujourd'hui, aussitôt qu'ils sortent de la terre où ils ont été enfouis. Toutefois, elle se développe lentement, s'incorporant avec le tronc qui l'a reçue, et grandissant avec lui, jusqu'à ce que, fortifiée par l'âge, elle soit à même de remplir les conditions de sa nature. Mais d'où leur viendraient et l'inoculation des bourgeons, et la formation des feuilles, et le gonflement des germes, et l'ornement des fleurs, et la saveur des sucs, si l'énergie nécessaire à leur reproduction ne reposait en eux-mêmes, accrue insensiblement par le temps? Les arbres connaissent donc par le même principe que celui de leur vie, par la propriété qu'ils ont de vivre qui est aussi celle de connaître, et cela même dès leur enfance. En effet, quand la vigne est encore jeune et faible, je la vois néanmoins pleine d'intelligence dans ses œuvres, chercher autour d'elle quelque protecteur pour s'appuyer, et se fortifier en s'enlaçant à lui. Enfin, sans attendre l'éducation du laboureur, sans roseau, sans ramure qui la soutienne, elle s'attache d'elle-même à ce qu'elle rencontre, et avec bien plus d'énergie par son propre naturel que par ta direction. Elle se hâte d'assurer sa sécurité. Même instinct dans le lierre: si jeune que tu le supposes, il aspire à monter et se suspend dans les airs sans aucun secours étranger, aimant mieux circuler le long des murailles, auxquelles il s'unit par le luxe de son feuillage, que de ramper sur la terre, pour y être insulté volontairement. Au contraire, l'arbuste auquel nuit le voisinage d'un édifice, comme il s'en éloigne à mesure qu'il grandit! comme il se retire de cette ombre! on sent que ces rameaux étaient destinés à l'indépendance; à ce soin qu'il met à fuir la muraille, on comprend que l'arbre a une âme, contenue dans cette faible plante qu'elle a instruite et dirigée dès le commencement, veillant toujours à sa conservation. Pourquoi n'aurais-je pas la sagesse et la science des arbres? Qu'ils vivent comme le veulent les philosophes; qu'ils connaissent comme ne le veulent pas les philosophes; toujours est-il que l'arbuste, à son origine, est intelligent, à plus forte raison, l'homme, dont l'âme, tirée de la matrice d'Adam, comme le sarment qui se propage par le provin, et confiée à l'utérus de la femme avec toutes ses facultés, développera en elle l'intellect non moins que le sentiment? Je me trompe, ou bien aussitôt que l'enfant a salué la vie par ses vagissements, il atteste par là même qu'il a senti et compris qu'il était né, prenant possession de tous ses sens à la fois, de la vue par la lumière, du son par l'ouïe, du goût par les liquides, de l'air par l'odorat, de la terre par le toucher. Ce premier cri est donc poussé par les premières impulsions du sentiment et de l'intellect. Il y a mieux. Quelques-uns interprètent ce gémissement si plaintif comme arraché par l'aspect des misères de la vie, et le pressentiment de ses tribulations futures; d'où il faudrait conclure que cette âme est douée d'une sorte de prescience, à plus forte raison de l'intellect. Ensuite le nouveau-né distingue par l'odorat sa mère, examine par l'odorat sa nourrice, reconnaît par l'odorat la femme qui le porte; il repousse le sein d'une étrangère, il se refuse à un berceau qu'il ne connaît pas, et ne s'attache à personne que par l'habitude. D'où lui vient ce discernement entre ce qui est nouveau ou connu pour lui, s'il n'a pas de sentiment? D'où vient qu'il s'irrite ou s'apaise, s'il ne comprend pas? Il serait par trop étonnant que l'enfance fût naturellement intelligente sans avoir l'esprit, et naturellement capable d'affection, sans avoir l'intellect: mais le Christ, « en tirant sa louange de la bouche des nouveau-nés et des enfants encore à la mamelle, » n'a pas déclaré que la première et la seconde enfance fussent dépourvues de sentiment. L'une, se présentant devant lui, avec ce suffrage, a pu lui rendre témoignage; l'autre, immolée pour lui, a senti par conséquent la violence.
XX. Ici donc nous concluons que toutes les facultés naturelles de l'âme, sont en elles-mêmes, comme inhérentes à sa substance, grandissant et se développant avec elle, à dater de sa naissance, ainsi que le dit Sénèque qui se rencontre souvent avec nous: « Les semences de tous les arts et de tous les âges sont déposées au fond de nous-mêmes. Dieu, notre maître intérieur, produit secrètement nos aptitudes, » c'est-à-dire les fait sortir des semences qu'il a déposées en nous et cachées par l'enfance, qui sont l'intellect; car c'est de là que sortent nos aptitudes. Or, de même que chaque semence a sa forme distinctive et ses développements divers; que les unes parviennent à maturité; que les autres répondent encore mieux à la culture, tandis que celles-là dégénèrent d'après les conditions du climat et du sol, en vertu des travaux et des soins, suivant les vicissitudes des saisons, enfin par tous les événements qui peuvent survenir: de même il est permis de croire que l'âme, uniforme dans sa semence, est multiforme dans sa reproduction. Car ici, les lieux ne sont pas indifférents. On dit qu'à Thèbes, les hommes naissent grossiers et stupides; à Athènes, au contraire, ils apportent à la sagesse et à l'éloquence, un esprit des plus subtils. Dans le bourg de Colyte (8), les enfants à peine âgés d'un mois articulent des mots avec une langue précoce. En effet, Platon affirme dans le Timée, que Minerve, prête à jeter les fondements de cette ville, ne considéra que la nature de la contrée, lui promettant ces aptitudes. Voilà pourquoi lui-même, dans ses Lois, conseille à Mégillus et à Clinias de choisir avec soin l'emplacement de la cité qu'ils voulaient fonder. Empédocle, au contraire, place dans la qualité du sang la cause, d'un esprit subtil ou épais: il fait sortir le perfectionnement et le progrès de la doctrine et de la méthode. Cependant les qualités qui caractérisent les nations font chose proverbiale. Les Comiques se moquent de la timidité des Phrygiens; Salluste reproche aux Maures leur mobilité, aux Dalmates leur cruauté. L'Apôtre attache lui-même aux Cretois la flétrissure de menteurs. Peut-être aussi le corps et la santé ont-ils quelque influence; l'embonpoint entrave la sagesse, les formes déliées l'activent; la paralysie détruit l'intelligence, la phthisie la conserve: à plus forte raison, faudra-t-il tenir compte des circonstances qui, en dehors de l'embonpoint ou de la constitution, aiguisent ou émoussent l'esprit: les sciences, les méthodes, les arts, l'expérience, les affaires et les études, l'aiguisent; l'ignorance, la paresse, la nonchalance, la volupté, l'inexpérience, le repos, le vice, l'émoussent. Ajoutez à toutes ces circonstances, et à d'autres encore, les puissances qui commandent: suivant nous, le Seigneur Dieu et le démon son antagoniste; suivant l'opinion commune que l'on se fait de la Providence, le Destin, la Nécessité; ou de la fortune, la liberté du choix. Car les philosophes établissent ici des distinctions; et nous-mêmes, nous avons déjà discuté selon les règles de la foi chacun de ces articles dans un traité spécial (9). On voit combien sont nombreuses les influences qui agissent diversement sur la nature unique de l'âme, de sorte que le vulgaire attribue à la nature, des choses qui ne sont pas des propriétés générales, mais de simples dissonnances d'une nature et d'une substance identique, à savoir de celle que Dieu plaça dans Adam et qu'il fit le moule de toutes les autres. Il faut donc y voir les accidents, mais non les propriétés d'une substance unique, si bien que cette variété morale, avec toutes ses modifications présentes, n'était pas aussi grande dans Adam, chef de toute sa race. Autrement toutes ces dissonnances auraient dû se trouver en lui, comme principe de notre nature, et de là descendre avec leur variété jusqu'à nous, s'il y avait eu diversité de nature.
1. (1) Anaxagore appelait ce principe universel, le Μικροκοσμος, le petit monde, le monde abrégé.
2. (2) Allusion à ce passage d'Aristote: Intellectus divinum quid est fortasse passioneque vacat. Lib. de anima, 10, 4. ---- Restat ut mens sola extrinsecus accedat, eaque sola divina sit. Historia anim., lib. 2, 3.
3. (3) Fit autem sensus cum movetur atque patitur. De animâ, 2, 5.
4. (1) Saint Augustin a presque copié cette phrase: vitium pro naturâ inolevit, dit-il en parlant du péché originel.
5. (1) Allusion à ce passage de Platon: Nondum queo secundum Delphicum præceptum meipsum cognoscere. Ridiculum igitur puto cum mea ipse ignorem, aliena perscrutari.
6. (2) Autre allusion au passage où Platon place des ames qui contemplent la vérité des hauteurs du ciel.
7. (1) Allusion au traité contre Marcion qu'il annonce.
8. (1) Colyte était la patrie de Platon. Diogène Laërce assure, dans la Vie de ce philosophe, qu'il parla de très-bonne heure, et que, dans le bourg où il était né, il n'était pas rare d'entendre parler des enfants qui avaient à peine un mois. Il y a évidemment exagération dans ces récits.
9. (1) Ce livre que Tertullien annonce sur le Destin est perdu. Fulgence Placiade le mentionne ainsi: Nam et Tertullianus in libro quem de Fato scripsit, ita ait: Redde huic fati primum problematis mancipatum.