Tertullien
TRAITÉ DE L'ÂME : LIVRE II



Titre 5



Titre 5
SOMMAIRE
LIVRE AUDIO
XXI. Si la nature de l'âme fut identique dans Adam, avant tant d'inventions, ce n'est pas par ces inventions qu'elle est devenue multiforme, ni triforme (10), pour renverser encore ici la trinité de Valentin, puisqu'on ne la reconnaît pas telle dans Adam. En effet, qu'y avait-il en lui de spirituel? Il a beau prophétiser « que ce sacrement était grand parce qu'il figurait le Christ et l'Eglise, » quand il dit: « Voilà maintenant l'os de mes os et la chaude ma chair: celle-ci s'appellera femme; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair, » ceci n'arriva que postérieurement, lorsque Dieu fit descendre sur lui l'extase, force spirituelle, par laquelle a lieu la prophétie. Si le mal de la transgression apparut en lui, il ne faut pas non plus le mettre sur le compte de la nature, parce qu'il agit d'après l'instigation du serpent, mal qui n'est pas plus dans sa nature que dans la matière, puisque nous avons déjà écarté le principe de la matière préexistante (11). Que s'il n'avait en propre, ni le principe spirituel, ni le principe appelé matériel (car s'il eût été créé avec la matière, la semence du mal eût été en lui), il reste qu'il ait eu seulement en lui comme inhérent à sa nature, le principe animé que nous soutenons simple et uniforme dans son essence.
Ici il s'agit de chercher si. l'on doit regarder comme susceptible de changement ce qui est inhérent à la nature. Les mêmes hérétiques nient que la nature puisse se modifier, pour établir leur trinité dans chacune de ses propriétés: « Un arbre bon ne portera pas de mauvais fruits, disent-ils, m un arbre mauvais de bons. Personne ne cueille des figues sur des ronces, ni des raisins sur des chardons. » Conséquemment, s'il en va ainsi, « Dieu ne pourra des pierres susciter des fils à Abraham; les races de vipères ne pourront produire des fruits de pénitence. » L'Apôtre aussi s'est trompé quand il a écrit: « Vous n'étiez autrefois que ténèbres; et nous-mêmes, par notre naissance, nous avons été des enfants de colère.----Vous avez vécu autrefois dans les mêmes désordres, mais vous avez été purifiés. » Toutefois jamais les oracles sacrés ne seront en désaccord. Il est bien vrai « qu'un arbre mauvais ne donnera jamais de bons fruits, » s'il n'est pas greffé; «qu'un arbre bon en produira de mauvais, » s'il n'est pas cultivé; « que les pierres deviendront les enfants d'Abraham, » si elles sont instruites dans sa foi; qu'enfin les races de vipères produiront des fruits de pénitence, » si elles rejettent le poison de la malice. Telle sera la vertu de la grâce divine, plus puissante que la nature, exerçant son empire sur la faculté qui réside au fond de nous-mêmes et que nous appelons le libre arbitre. Etant elle-même inhérente à la nature et susceptible de modification, partout où elle incline, elle incline naturellement. Que le libre arbitre soit en nous une faculté inhérente à la nature, nous l'avons déjà prouvé à Marcion et à Hermogène.
Qu'ajouter maintenant? Si l'universalité des êtres est renfermée dans cette double catégorie, ce qui a pris naissance et ce qui n'est pas né, ce qui a été fait et ce qui ne l'a point été, il suit de là que la nature de ce qui a certainement pris naissance et a été fait, est susceptible de changer; car il pourra renaître et se rétablir dans son premier état. Au contraire, ce qui n'est pas né, ce qui n'a pas été fait, demeurera immuable. Comme ce privilège n'appartient qu'à Dieu, parce que seul il n'est pas né et n'a pas été fait, seul par conséquent éternel et immuable, la question est décidée. La nature de tous les êtres qui sont nés et ont été faits, est susceptible de modification et de changement, de sorte que, fallût-il même accorder à l'âme une triple propriété, elle serait une modification accidentelle, mais non une institution primordiale de la nature.
XXII. Hermogène a entendu de notre bouche, quelles sont les autres facultés naturelles de l'âme, avec leur défense et leur preuve, d'où l'on reconnaît que l'âme est fille de Dieu plutôt que de la matière. Nous ne ferons que les nommer ici, pour ne pas sembler les avoir passées sous silence. En effet, nous lui avons assigné le libre arbitre, comme nous l'écrivions plus haut, l'empire sur les choses, la divination quelquefois, sans préjudice de l'inspiration prophétique qui lui arrive par la grâce de Dieu. J'abandonnerai donc le développement de cette question, pour n'en présenter que l'ensemble. L'âme, selon nous, est née du souffle de Dieu, immortelle, corporelle, ayant une forme, simple dans sa substance, intelligente par elle-même, développant ses forces diversement, libre dans ses déterminations, sujette aux changements, capable de se modifier par ses différentes cultures, raisonnable, souveraine, riche de pressentiments, et dérivant d'une seule et même âme. Il nous reste maintenant à considérer comment elle dérive d'une seule et même âme, c'est-à-dire d'où, quand et comment elle a été produite.
XXIII. Quelques-uns croient que l'âme est descendue des cieux, avec d'autant plus de conviction qu'ils promettent, comme chose indubitable, qu'ils y retourneront. Ainsi l'a suggéré Saturnin, disciple de Ménandre, qui appartient à la secte de Simon, quand il affirme que l'homme fut créé par les anges, et qu'œuvre futile d'abord, débile et sans consistance, il rampa sur la terre à la manière du reptile, parce que les forces lui manquaient pour se tenir debout. Dans la suite, la miséricorde de la souveraine puissance, à l'image de laquelle, mais image imparfaite, il avait été témérairement créé, lui communiqua une légère étincelle de sa vie, qui excita, redressa et anima plus énergiquement cette créature avortée, et doit après sa mort la ramener à son principe. Carpocrate va plus loin. Il s'attribue si bien une nature supérieure, que ses disciples assimilent leurs âmes et, lorsqu'il leur en prend fantaisie, les préfèrent à l'âme du Christ, à plus forte raison des Apôtres, comme les ayant reçues d'une puissance plus relevée, et supérieure aux principautés qui gouvernent le monde. Suivant Apelles, les âmes ont été attirées des régions supérieures au ciel, au moyen des séductions de la terre, par l'ange igné, le Dieu d'Israël et le nôtre, qui leur ajusta ensuite une chair pécheresse. L'école de Valentin introduit dans l'âme une semence de Sophie, ou la Sagesse, par laquelle ils retrouvent dans les images des choses visibles les rêves et les fables milésiennes de leurs Eons. Je regrette sincèrement que Platon ait fourni l'aliment de toutes les hérésies. N'est-ce pas lui qui a dit dans le Phédon, que les âmes voyagent tantôt ici, tantôt là? Dans le Timée, il veut que les enfants de Dieu auxquels avait été confié le soin de créer les mortels, aient pris un germe d'immortalité et moulé autour de cette âme un corps mortel. Il déclare ensuite que ce monde est l'image d'un autre monde. Pour accréditer l'opinion que l'âme avait autrefois vécu avec Dieu au ciel, dans le commerce des idées, qu'elle est partie de là pour descendre sur la terre, et qu'elle ne fait que s'y rappeler les exemplaires qu'elle a connus anciennement, il inventa ce principe nouveau: Apprendre, c'est se souvenir. En effet, les âmes, ajoute-t-il, en venant sur la terre, oublient les choses au milieu desquelles elles ont été, mais les choses visibles les retracent dans leur mémoire. Ce système de Platon renfermant des insinuations qu'empruntent les hérétiques, ce sera réfuter suffisamment l'hérésie, que de renverser le principe de Platon.
XXIV. D'abord je ne lui accorderai pas que l'âme soit capable d'oubli, parce qu'il l'a gratifiée de qualités si divines qu'il la fait égale à Dieu. Il l'a déclare innée: j'aurais pu m'armer de ce témoignage seul pour attester qu'elle possède pleinement la divinité. Il ajoute qu'elle est immortelle, incorruptible, incorporelle, parce qu'il a cru la même chose de Dieu, invisible, impossible à représenter, identique, souveraine, raisonnable, intelligente. Quelle autre qualité assignerait-il à l'âme, s'il la nommait un Dieu? Pour nous qui n'assimilons rien à Dieu, nous plaçons par là même l'âme bien au-dessous de Dieu, parce que nous reconnaissons qu'elle est née, et conséquemment qu'elle possède une divinité inférieure et un bonheur plus circonscrit; comme souffle, mais non comme esprit; immortelle, il est vrai, témoignage de divinité; mais passible, témoignage de naissance, et conséquemment capable de prévarication dès l'origine, et par suite pouvant oublier.
Nous avons suffisamment discuté ce point avec Hermogène. D'ailleurs, pour que l'âme puisse à bon droit être regardée comme un Dieu par l'identité de toutes ses propriétés, il faudra qu'elle ne soit exposée à aucun trouble, ni par conséquent à l'oubli, puisque l'oubli est pour une âme aussi honteux que lui est glorieuse la mémoire, appelée par Platon lui-même la vie du sentiment et de l'intelligence, et par Cicéron, le trésor de toutes les connaissances. Il ne s'agit plus maintenant de mettre en doute si l'âme que l'on fait si divine a pu perdre la mémoire, mais si elle a pu recouvrer la mémoire qu'elle avait perdue. Je ne sais en effet si celle qui n'a pas dû oublier, en admettant qu'elle ait oublié, sera assez puissante pour se souvenir: ainsi l'une et l'autre faculté convient à mon âme; à celle de Platon, aucunement.
En second lieu je lui objecterai: Est-ce en vertu de sa nature, ou non, que tu assignes à l'âme la connaissance de ces idées? ----En vertu de sa nature, me réponds-tu. ---- Eh bien, personne ne t'accordera que la connaissance des propriétés inhérentes à la nature puissent défaillir. Les études, les doctrines, les méthodes s'échapperont de la mémoire; peut-être môme les aptitudes et les affections: quoiqu'elles semblent inhérentes à la nature, elles ne le sont pas néanmoins, parce que, comme nous l'établissions plus haut, elles subissent les influences des lieux, des institutions, de la corpulence, de la santé, des puissances dominatrices, des déterminations du libre arbitre, et enfin de toutes les vicissitudes. Mais la connaissance des choses inhérentes à la nature ne s'éteint pas, même dans les animaux. Sans doute le lion oubliera sa férocité, circonvenu et adouci par l'éducation: on le verra, déployant le luxe de sa crinière, devenir les délices de quelque Bérénice et lécher avec sa langue ses joues royales. Les bêtes se dépouilleront de leurs mœurs; la notion de leurs instincts naturels ne s'effacera jamais. Le lion, par exemple, n'oubliera pas ses aliments naturels, ses remèdes naturels, ses frayeurs naturelles. Que sa reine lui offre des poissons ou des gâteaux, il désirera de la chair: s'il est malade, qu'elle lui prépare de la thériaque, il cherchera la femelle d'un singe: elle aura beau le rassurer contre l'épieu, il redoutera le chant d'un coq. De même, la connaissance des choses naturelles, seule inhérente à la nature, demeurera toujours indestructible chez l'homme, de tous les animaux peut-être le plus oublieux: il se souviendra toujours de manger dans la faim, de boire dans la soif, de voir avec ses yeux, d'écouter avec ses oreilles, d'odorer avec ses narines, de goûter avec sa bouche, et de toucher avec sa main. Les voilà donc ces sens que la philosophie aime à déprécier en assignant à l'intellect la prééminence! Si donc la notion naturelle de ce qui concerne les sens demeure, comment alors peut défaillir celle de ce qui touche l'intellect, auquel on donne la supériorité? Et puis d'où vient la puissance de l'oubli qui précéda le souvenir? ----De la longueur du temps qui s'est écoulé, me dit-on. ----Réponse assez imprévoyante! La quantité de temps n'a rien à démêler avec une chose que l'on déclare innée et que l'on croit par là même éternelle. Car ce qui est éternel parce qu'il est inné, n'admettant ni commencement ni cessation de temps, ne se prête à aucune mesure de temps. Ce qui ne se prête à aucune mesure de temps n'est soumis au temps par aucune altération, et peu importe la multitude des années. Si le temps est cause de l'oubli, pourquoi la mémoire s'échappe-t-elle depuis le moment où l'âme vient habiter le corps, comme si l'âme désormais avait besoin du corps pour oublier, elle qui indubitablement antérieure au corps, n'a pas vécu par là même sans le temps?
D'ailleurs oublie-t-elle aussitôt qu'elle est entrée dans le corps, ou quelque temps après? Si elle oublie aussitôt, où est donc cette multitude d'années qu'on ne peut encore supputer, puisqu'il s'agit de l'enfance? Si elle oublie quelque temps après, l'âme, dans cet intervalle, avant que soit venu le moment d'oublier, se ressouviendra donc encore: alors comment admettre qu'elle oublie ensuite, et puis se ressouvienne encore? Quel que soit le temps où l'oubli fond sur elle, quelle mesure faut-il encore assigner à ce temps? Le cours de la vie tout entière ne suffira pas, j'imagine, pour effacer la mémoire d'une vie si longue avant de s'unir au corps.
Mais voilà que Platon en attribue la cause au corps, comme s'il était croyable qu'une substance qui est née pût éteindre la vertu d'une substance innée. Or il existe entre les corps de grandes et nombreuses différences, par suite de la nationalité, de la grandeur, des habitudes, de l'âge, de la santé. Y aura-t-il aussi différentes espèces d'oubli? Mais l'oubli est partout identique: donc ce ne sera pas le corps avec ses mille variétés, qui sera la cause d'un effet toujours semblable. Une foule de documents, suivant le témoignage de Platon lui-même, prouvent les pressentiments de l'âme: nous les avons déjà exposés à Hermogène. D'ailleurs quel est l'homme qui n'ait jamais senti son âme lui prédire par une sorte d'inspiration, un présage, un péril, une joie? Si le corps n'est pas un obstacle à la divination, il ne nuira pas davantage à la mémoire, j'imagine. Un fait est certain: les âmes oublient et se souviennent dans le même corps. Si quelque influence du corps engendre l'oubli, comment admettra-t-elle le souvenir, qui est le contraire de l'oubli? Puisque le souvenir lui-même, après l'oubli, est comme la résurrection de la mémoire, pourquoi ce qui s'oppose à la première mémoire n'est-il pas aussi un empêchement à la seconde? En dernier lieu, qui se souviendrait plus que les jeunes enfants, âmes toutes récentes, qui ne sont pas encore plongées dans les soins domestiques ou publics, adonnées uniquement à des études dont la connaissance n'est qu'une réminiscence? Il y a mieux. Pourquoi ne nous souvenons-nous pas tous également, puisque nous oublions tous également? Mais non, il n'y a que les philosophes qui se souviennent, encore ne sont-ce pas tous les philosophes. Platon seul, au milieu de cette multitude de nations, au milieu de cette foule de sages, a oublié et s'est rappelé les idées. Conséquemment, si l'argumentation principale ne se soutient aucunement, avec elle tombe aussi l'assertion à laquelle on l'a associée, à savoir que les âmes sont innées, qu'elles ont vécu dans les demeures célestes, qu'elles y ont été instruites des mystères divins, qu'elles en sont descendues, et qu'ici-bas elles ne font que se souvenir, sans doute pour fournir une autorité aux hérétiques.
XXV. Je reviens maintenant à la cause de cette disgression, afin d'expliquer comment les âmes dérivent d'une seule, quand, où et comment elles ont été formées. Il est indifférent ici que la question soit adressée par un philosophe, par un hérétique ou par le vulgaire. A ceux qui font profession de la vérité, qu'importent ses adversaires, même les plus audacieux, tels que ceux qui soutiennent d'abord que l'âme n'est point conçue dans l'utérus en même temps que se forme la chair, mais que l'accouchement une fois opéré, elle est introduite extérieurement dans l'enfant, qui ne vit pas encore? Ils ajoutent que la semence de l'homme déposée dans le sein de la femme, et mise en mouvement par une impulsion naturelle, se convertit en la substance solide de la chair. Cette dernière, en venant à la lumière, toute fumante encore de la chaleur du corps, et liquéfiée par elle, est frappée par le froid de l'air comme le fer embrasé que l'on trempe dans l'eau froide, reçoit à l'instant même la force animée et rend des sons articulés. Cette opinion est partagée par les Stoïciens, par Œnésidème, et quelquefois même par Platon, quand il dit: « L'âme est formée ailleurs et en dehors de l'utérus; l'enfant l'aspire avec son premier souffle, et elle s'échappe avec le dernier souffle de l'homme. » Est-ce là une fable? Nous le verrons. Parmi les médecins se rencontra également Hicésius, infidèle à la nature aussi bien qu'à son art. Ils ont rougi, ce semble, de s'accorder sur ces points avec des femmes. Mais combien n'est-il pas plus honteux d'être réfuté que d'être loué par des femmes! Sur cette matière, en effet, le maître, l'arbitre, le témoin le plus habile, c'est le sexe lui-même. O mères, ô femmes enceintes, et vous qui avez déjà enfanté, répondez: je ne veux point interroger les hommes ni celles qu'afflige la stérilité. C'est la vérité de votre nature que l'on cherche; il s'agit d'attester vous-mêmes vos souffrances. Parlez! Sentez-vous dans l'enfant que vous portez une vie étrangère à la vôtre? D'où vient le mouvement de vos entrailles? Qui forme cette grossesse dont votre sein est ébranlé? Qui déplace çà et là toute l'étendue du fardeau? Ces mouvements sont-ils votre joie et votre bonheur le plus assuré, dans la confiance que votre enfant vit et se joue dans votre sein? S'il cesse de tressaillir, ne commencez-vous pas à vous alarmer sur lui? N'écoute-t-il pas en vous lorsqu'il bondit à quelque son nouveau? N'est-ce point pour lui que vous éprouvez de vains désirs de nourriture; pour lui encore que vous répugnez aux aliments? Vos deux santés ne ressentent-elles pas tellement le contre-coup l'une de l'autre, que votre fruit est marqué dans votre sein et aux mêmes membres, des blessures qui vous atteignent, prenant ainsi part aux souffrances de sa mère!
Si les taches livides ou rouges proviennent du sang, il n'y a point de sang là où il n'y a point d'âme: si la maladie est une preuve que l'âme est présente, point de maladie là où il n'y a point d'âme. Si l'alimentation, la faim, l'accroissement, le décroissement, la peur, le mouvement sont des opérations de l'âme, celui qui les accomplit est vivant. D'ailleurs, qui cesse de les accomplir cesse de vivre: enfin, comment les enfants morts viennent-ils au jour, sinon à la manière des vivants? Or quels sont les morts, sinon ceux qui ont vécu avant de mourir? Il y a plus. L'enfant est immolé par une nécessité cruelle jusque dans l'utérus, lorsque, placé de travers, il se refuse à l'accouchement, assassin de sa mère, si lui-même n'est pas condamné à mourir. Aussi, parmi les instruments de chirurgie, en est-il un qui force d'abord les parties secrètes de s'ouvrir, espèce de lame flexible qui, gouvernée par un anneau, déchire les membres du fœtus dans une opération pleine d'incertitude, et qui, à l'aide d'un crochet émoussé, arrache par une couche violente les sanglants débris de cet infanticide. Il y a encore une aiguille d'airain qui sert à faire périr secrètement un enfant dans le sein de sa mère: on la nomme embryosphacte (12), parce qu'elle a pour fonction l'infanticide, et par conséquent l'immolation d'un enfant qui vit. Elle a été entre les mains d'Hippocrate, d'Asclépiade, d'Erésistrate, d'Hérophyle qui disséquait même des hommes vivants, et de Soranus qui montra plus d'humanité. Tous étaient convaincus que ranimai était conçu, et, prenant pitié de cette malheureuse enfance, ils la tuaient pour ne pas la déchirer vivante. Hicésius, que je sache, ne doutait pas de la nécessité de ce crime, quoiqu'il introduise l'âme dans le corps du nouveau-né par le contact de l'air froid, parce que le mot âme chez les Grecs répond à celui de refroidissement. Les nations barbares et romaines ont-elles une autre âme, parce qu'elles l'ont nommée d'un autre nom que ψυχὴ (13)? Mais combien de peuples vivent sous la zone torride, brûlés par un soleil qui les noircit! D'où leur vient l'âme, puisqu'ils n'ont aucun air froid? Je ne parle pas de ces lits chauffés artificiellement, ni de cette chaleur factice si nécessaire aux femmes en couches, pour lesquelles le plus léger souffle est un péril. Mais que dis-je? le fœtus arrive à la lumière jusque dans le bain lui-même, et on entend aussitôt un vagissement.
D'ailleurs, si l'air froid donne naissance à l'âme, personne ne doit naître hors de la Germanie, de la Scythie, des Alpes, et d'Argée (14). Loin de là, les nations sont plus nombreuses vers les contrées orientales et méridionales; les esprits y sont plus subtils, tandis que tous les Sarmates ont l'intelligence comme engourdie. En effet, l'intellect deviendra plus aiguisé par le froid, s'il est vrai que les âmes proviennent du souffle de l'air, puisque là où. est la substance, là aussi est la force.
Après ces préliminaires, nous pouvons invoquer l'exemple de ceux qui vivaient déjà, lorsqu'ils ont respiré l'air dans la matrice ouverte par le scalpel, nouveaux Bacchus ou modernes Scipions (15). Si quelqu'un, tel que Platon, pensait que deux âmes, pas plus que deux corps, ne peuvent se trouver réunies dans une même personne, non-seulement je lui montrerais deux âmes rassemblées dans un même individu, de même que des corps dans les accouchements, mais encore beaucoup d'autres choses mêlées à l'âme, le démon de Socrate, par exemple: encore n'était-il pas seul. Je lui montrerais de plus les sept démons de Madeleine, la légion de démons qui envahit Gérasénus. N'est-il pas plus facile à une âme de s'associer à une autre âme par l'identité de substance, qu'à un esprit malfaisant dont la nature est différente? Mais le même philosophe, lorsqu'il recommande, au sixième livre des Lois, de prendre garde que la semence viciée par des moyens coupables n'imprime à l'âme et au corps quelque souillure, est-il en contradiction avec ce qu'il a dit plus haut, ou avec ce qu'il vient d'avancer? Je l'ignore. Car il montre que l'âme est introduite par la semence, à laquelle il recommande de veiller, et non par le premier souffle qu'aspire le nouveau-né. Mais d'où vient, je te prie, que nous reproduisons dans notre caractère la ressemblance de nos parents, suivant le témoignage de Cléanthe, si nous ne naissons pas de la semence de l'âme? Pourquoi encore les anciens astrologues supputaient-ils la procréation de l'homme à l'origine de sa conception, si l'âme à laquelle appartient également tout ce qui est fondamental n'existe pas dès ce moment?
XXVI. Il est permis à l'opinion humaine de s'agiter jusqu'à ce qu'elle rencontre les limites posées par Dieu. Je vais maintenant me resserrer dans nos lignes, afin de prouver au chrétien ce que j'ai répondu aux philosophes et aux médecins. O mon frère, édifie ta foi sur ton propre fondement. Regarde les enfants des saintes femmes, non-seulement respirant, mais prophétisant déjà dans les entrailles vivantes de leurs mères. Voilà que les flancs de Rébecca tressaillent, quoique l'enfantement soit encore éloigné et qu'il n'y ait aucune impulsion de l'air. Voilà qu'un double fruit se bat dans son sein, et nulle part encore je ne vois deux peuples. Peut-être pourrait-on regarder comme un prodige la pétulance de cette enfance qui combat avant de vivre, et déploie son courage avant d'avoir reçu l'âme, si elle n'avait fait que troubler sa mère par ses tressaillements. Mais quand les flancs qui la contiennent sont ouverts, le nombre connu et le présage vérifié, ce ne sont pas seulement les âmes des enfants, mais encore leurs combats qui sont attestés. Celui qui avait devancé la naissance de l'autre était retenu par son émule non encore arrivé à la lumière et dont la main seule était dégagée. Eh bien! si l'aîné puisait son âme par cette première aspiration suivant le système de Platon, ou s'il la recueillait du contact de l'air, d'après l'opinion des stoïciens, que faisait celui que l'on attendait, et qui, captif encore à l'intérieur, arrêtait déjà au dehors? Il ne respirait pas encore sans doute, lorsqu'il s'était emparé du pied de son frère, et que brûlant de la chaleur maternelle, il désirait sortir le premier. O enfant jaloux, vigoureux et déjà querelleur, apparemment parce qu'il vivait!
De plus regarde les conceptions extraordinaires et prodigieuses. Une femme stérile (16) et une vierge (17) enfantent: elles auraient dû ne mettre au monde que des fruits imparfaits, eu égard à ce renversement des lois de la nature, puisque l'une était inhabile à la semence, et l'autre pure de tout contact. Il convenait, ou jamais, que ceux dont la conception avait été irrégulière naquissent sans âme. Mais chacun d'eux vit dans le sein où il est conçu: Elisabeth tressaille: c'est que Jean avait tressailli intérieurement. Marie glorifie le Seigneur: c'est que le Christ l'avait avertie intérieurement. Les deux mères reconnaissent mutuellement leurs fruits, reconnues elles-mêmes par leurs fruits, qui vivaient par conséquent, puisqu'ils étaient non-seulement âmes mais esprits. Ainsi tu lis la parole que Dieu adresse à Jérémie: « Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais. » Si Dieu nous forme dans le sein maternel, il nous souffle aussi la vie comme dans l'origine: « Dieu créa l'homme, et il répandit sur lui un souffle de vie. » D'ailleurs Dieu ne connaîtrait pas l'homme s'il ne le connaissait pas tout entier: « Avant que « tu fusses sorti du sein de ta mère, je t'ai sanctifié. » Le corps est-il jusque là dans un état de mort? Point du tout. Dieu est le Dieu des vivants et non des morts. »
XXVII. Comment donc l'animal est-il conçu? La substance de l'âme et du corps est-elle formée simultanément, ou bien l'une précède-t-elle l'autre? Nous soutenons que toutes les deux sont conçues, formées, perfectionnées et aussi manifestées en même temps, sans qu'il survienne dans la conception un seul intervalle qui puisse assurer à l'une des deux l'antériorité. Juge, en effet, de l'origine de l'homme par sa fin. Si la mort n'est pas autre chose que la séparation de l'âme et du corps, la vie, qui est l'opposé de la mort, ne sera pas autre chose que l'union du corps avec l'âme. Si la séparation des deux substances arrive simultanément par la mort, elle doit nous enseigner que l'union a lieu également par la vie dans l'une et l'autre substance. Nous faisons commencer la vie à la conception, parce que nous soutenons que l'âme commence à la conception. La vie en effet a le même principe que l'âme: les substances qui sont séparées par la mort sont donc également confondues dans une même vie.
Ensuite, si nous assignons à l'une la priorité, à l'autre la postériorité, il faudra distinguer aussi les temps de la semence, selon la nature de leurs degrés; et alors quand sera placée la semence du corps? quand viendra celle de l'âme? Il y a plus. Si les temps de la semence demandent à être distingués, les substances deviendront aussi différentes par la différence des temps. Car, quoique nous confessions qu'il y a deux espèces de semence, l'une pour le corps, l'autre pour l'âme, nous les déclarons inséparables néanmoins, et de cette manière contemporaines et simultanées. Ne rougissons pas d'une interprétation nécessaire. Les vénérables fonctions de la nature n'ont rien dont il faille rougir. C'est la volupté, mais non l'usage, qui a souillé l'union charnelle; l'impudicité est dans l'excès; elle n'est pas dans la nature de l'acte. Dieu ne l'a-t-il pas béni en ces termes: « Croissez et multipliez? » Au contraire, il a maudit ce qui en est l'abus, l'adultère, la fornication, le lupanar. Ainsi, dans cette solennelle fonction des deux sexes qui unit l'homme avec la femme, je veux dire dans ce commerce des sens, nous savons que l'âme et la chair ont chacune leur rôle; l'âme le désir, la chair les œuvres; l'âme les instincts, la chair les actes. Par l'effort simultané de l'une et de l'autre, et dans le mouvement de l'homme tout entier, la semence qui doit créer l'homme tout entier bouillonne, empruntant à la substance corporelle sa fluidité, à la substance plus subtile sa chaleur. Si l'âme chez les Grecs est synonyme de froid, pourquoi le corps se refroidit-il lorsqu'elle s'en sépare? Enfin, quand même je devrais blesser la pudeur plutôt que de renoncer à convaincre, dans ce dernier effort de la volupté qui produit la semence génitale, ne sentons-nous pas s'échapper quelque chose de notre âme, tant nous éprouvons de marasme et de prostration, joint à un affaiblissement de la vue. Telle sera la semence qui produit l'âme dans une sorte de distillation de l'âme, de même que la semence génitale produira le corps par le bouillonnement de la chair. Les exemples de la créai ion ne sont pas trompeurs. La chair d'Adam fut formée du limon: qu'est-ce que le limon, sinon un liquide plus généreux? De là viendra le venin génital. Son âme fut créée par le souffle de Dieu: qu'est-ce que le souffle de Dieu, sinon la vapeur de l'esprit? De là viendra ce que nous transmettons à la manière d'un souffle par le venin génital. Ces deux substances, le limon et le souffle, distincts et séparés à leur origine, après avoir formé un seul et même homme, se confondirent depuis, mêlèrent leurs semences, et communiquèrent à la propagation de l'espèce humaine sa forme, de sorte que ces deux substances, quoique différentes, s'échappant simultanément et introduites à la fois dans le sillon et le champ destiné à les recevoir, contribuent également à la germination d'un homme dans lequel sera déposée aussi la semence appropriée à son espèce, comme il a été réglé d'avance pour tout être appelé à se reproduire. Ainsi toute cette multitude d'ames dérive d'un seul homme, la nature se montrant fidèle à ce décret de Dieu: « Croissez et multipliez; » car dans ce préambule qui précède la création d'un seul: « Faisons l'homme, » l'emploi du pluriel annonçait toute la postérité: « Et qu'ils commandent aux poissons de la mer: » faut-il s'en étonner? La promesse de la moisson est renfermée dans sa semence.
XXVIII. Quelle est cette tradition antique, restée dans la mémoire de Platon (18), d'après laquelle les âmes émigreraient tour à tour, quittant la terre pour aller ailleurs, puis reparaissant sur la terre pour y vivre jusqu'à ce qu'elles l'abandonnent de nouveau, reprenant la vie après l'avoir perdue? Quelques-uns l'attribuent à Pythagore; selon Albinus, elle est divine; ou bien elle appartient au Mercure égyptien. Mais il n'y a de tradition divine que celle qui émane de Dieu, au nom duquel ont parlé les prophètes, les apôtres et le Christ lui-même. Moïse est beaucoup plus ancien que Saturne; de neuf cents ans environ; à plus forte raison que ses petits-fils: certainement, est-il beaucoup plus divin, puisqu'il a raconté l'histoire du genre humain, à partir du commencement du monde, désignant chaque naissance, chaque nom et chaque époque, et prouvant ainsi la divinité de l'œuvre par l'inspiration de sa parole. Mais si c'est le sophiste de Samos qui transmit à Platon l'opinion que les âmes passent à travers des révolutions perpétuelles de la mort à la vie et de la vie à la mort, assurément, Pythagore, quoique louable d'ailleurs, a forgé, pour bâtir ce système, un mensonge, je ne dirai pas seulement honteux, mais encore téméraire. Connais-le, toi qui l'ignores, et crois avec nous. Il fait semblant d'être mort; il se cache dans un souterrain, il se condamne à une réclusion de sept ans. Dans cet intervalle, il apprend de sa conscience seulement et par l'entremise de sa mère, des particularités que, pour accréditer son système, il devait débiter sur ceux qui étaient morts après lui. Dès qu'il crut avoir assez menti à la réalité de son existence (19), sûr d'ailleurs de l'horreur qu'inspire un mort de sept ans, il s'échappe tout à coup du sanctuaire du mensonge, comme s'il eût été rendu par les enfers. On l'avait cru mort, qui ne l'aurait cru ressuscité, surtout en apprenant de sa bouche sur des hommes disparus après lui des particularités qu'il ne pouvait avoir connues qu'aux enfers?
Telle est l'origine de la tradition antique d'après laquelle les morts revivraient. Mais qu'en penser si elle est récente? La vérité n'a pas plus besoin de l'ancienneté que le mensonge n'évite la nouveauté. Toutefois, malgré la noblesse de l'antiquité, nous déclarons cette tradition complètement fausse. Et comment ce qui n'a pour appui que le témoignage d'un imposteur ne serait-il pas faux? Comment ne croirai-je pas que Pythagore me trompe quand il ment pour me décider à croire? Comment me persuadera-t-il qu'avant d'être Pythagore il fut Æthalide, Euphorbe, Pyrrhus le pêcheur et Hermotime, afin de me persuader que les morts revivent, puisqu'il s'est parjuré une seconde fois, en se donnant pour Pythagore? En effet, plus il serait admissible qu'il eût ressuscité une fois par lui-même, au lieu d'avoir été tant de fois différent de lui-même, plus celui qui a menti dans des choses vraisemblables, m'a trompé dans celles qui révoltent ma raison.
---- Mais il a reconnu pour être le sien le bouclier d'Euphorbe, consacré dans le temple de Delphes, et il l'a prouvé par des signes inconnus au vulgaire.
---- Souviens-toi de son sépulcre souterrain, et si cela se peut, crois-le. A quelle audace n'a point recouru, quelle mystérieuse investigation n'a point tentée, pour parvenir à la connaissance de ce bouclier, un homme qui a pu imaginer une pareille invention, en cachant pendant sept années sa vie qu'il livrait aux angoisses de la faim, de l'inaction et des ténèbres, un homme enfin qui s'est pris d'un si profond dégoût pour la lumière? Mais que dirais-tu, si par hasard il avait surpris ce secret dans quelques histoires inconnues; s'il avait recueilli quelques souffles de renommée, survivant à cette tradition éteinte; s'il avait acheté d'avance de quelque gardien du temple l'examen de cette arme? La magie, nous le savons, peut connaître des choses cachées, par l'intermédiaire des esprits cataboliques (20), parèdres (21), et pythoniques (22). N'est-ce pas vraisemblablement par ces moyens que prophétisait, ou plutôt que rêvait Phérécyde, le maître de Pythagore? N'a-t-il pas pu être inspiré par le même démon qui versait le sang dans la personne d'Euphorbe? Enfin, pourquoi ce philosophe qui avait prouvé par le témoignage d'un bouclier qu'il avait été Euphorbe (23), ne reconnut-il pas également quelqu'un de ses compagnons troyens? Car eux aussi auraient revécu, si les morts recommençaient à vivre.
XXIX. Quoique les vivants meurent, ce n'est pas une raison pour que les morts recommencent à vivre. Car dès l'origine du monde, les vivants sont venus les premiers: de même, dès le commencement du monde, les morts sontvenus les seconds, mais ne sont venus que des vivants. Les premiers ont eu pour naître un tout autre principe que celui des morts; les seconds n'ont pu provenir d'ailleurs que des vivants. Conséquemment, si dès l'origine des choses, les vivants ne naissent pas des morts, pourquoi en naîtraient-ils dans la suite? La source de cette origine, quelle qu'elle soit, avait-elle défailli? se prit-elle de repentir pour ce qu'elle avait décrété? Alors pourquoi persévère-t-elle dans ce qui concerne les morts? Parce que dès le commencement, dis-tu, les morts ne naissent pas des vivants, est-ce une raison pour qu'il en soit toujours ainsi? Et moi je te réponds qu'elle eût persévéré dans les deux formes qu'elle avait établies d'abord, ou qu'elle les eût changées l'une et l'autre. S'il avait fallu dans la suite que les vivants naquissent des morts, il faudrait également que les morts ne sortissent pas des vivants. Si la foi que réclame ton institution ne s'étend pas à toutes ses parties, il n'est pas vrai que les contraires renaissent des contraires dans une révolution successive. Nous aussi nous t'opposerons des contraires, ce qui est né et ce qui n'est pas né, la vue et la cécité, la jeunesse et la vieillesse, la sagesse et la folie: il ne s'ensuit pas néanmoins que l'inné provienne de ce qui est né, parce que le contraire arrive après le contraire, ni que la vue renaisse de la cécité, parce que la cécité survient après la vue, ni que la jeunesse revive de la vieillesse, parce que la vieillesse languit après l'éclat de la jeunesse, ni que la folie soit guérie une seconde fois par la sagesse, parce que la sagesse s'aiguise après la folie. Albinus, craignant qu'on ne fît cette objection à Platon, son maître, essaie de distinguer subtilement les différentes espèces d'oppositions, comme si les précédentes n'étaient pas aussi absolues que la vie et la mort, appliquées par lui à l'interprétation du système de son maître: toutefois, la vie ne naîtra point de la mort, parce que la mort est, amenée par la vie.
XXX. Mais que répondre à tout le reste? D'abord si les vivants naissaient des morts, de même que les morts des vivants, le nombre des hommes serait demeuré immuable et identique à celui des hommes qui entrèrent la première fois dans la vie. Car les vivants ont devancé les morts; puis les morts après les vivants; puis encore les vivants après les morts. Et en naissant toujours les uns des autres, le nombre ne s'en serait jamais accru, puisqu'ils naissent toujours des mêmes. Jamais plus d'ames, jamais moins d'ames pour sortir que pour rentrer. Cependant nous lisons dans les monuments des antiquités humaines, que le genre humain s'est accru par degré, soit que les peuples aborigènes, nomades, bannis ou conquérants s'emparent de nouvelles terres, tels que les Scythes envahissant l'empire des Parthes, Amyclée le Péloponèse, Athènes l'Asie, les Phrygiens l'Italie, les Phéniciens l'Asie; soit que les migrations ordinaires, nommées apœcies, afin de se débarrasser d'un surcroît de population, versent sur les frontières éloignées l'essaim d'une nation. Car les Aborigènes restent aujourd'hui dans leurs demeures, et ils ont multiplié ailleurs leur nation. Assurément il suffit de jeter les yeux sur l'univers pour reconnaître qu'il devient de jour en jour plus riche et plus peuplé qu'autrefois. Tout est frayé; tout est connu; tout s'ouvre au commerce. De riantes métairies ont effacé les déserts les plus fameux; les champs ont dompté les forêts; les troupeaux ont mis en fuite les animaux sauvages; les sables sont ensemencés; l'arbre croît sur les pierres; les marais sont desséchés; il s'élève plus de villes aujourd'hui qu'autrefois de masures. Les îles ont cessé d'être un lieu d'horreur; les rochers n'ont plus rien qui épouvante; partout des maisons, partout un peuple, partout une république, partout la vie. Comme témoignage décisif de l'accroissement du genre humain, nous sommes un fardeau pour le monde; à peine si les éléments nous suffisent; les nécessités deviennent plus pressantes; cette plainte est dans toutes les bouches: la nature va nous manquer. Il est bien vrai que les pestes, les famines, les guerres, les gouffres qui ensevelissent les cités, doivent être regardés comme un remède, espèce de tonte pour les accroissements du genre humain. Toutefois, quoique ces sortes de haches moissonnent à la fois une grande multitude d'hommes, jamais cependant l'univers n'a encore vu avec effroi, au bout de mille ans (24), la résurrection de cette multitude, ramenant la vie après la mort. La balance entre la perte et le rétablissement aurait cependant rendu la chose sensible, s'il était vrai que les vivants naquissent des morts. Ensuite, pourquoi les morts revivent-ils au bout de mille ans, et non pas aussitôt, puisque si l'objet disparu n'est pas réparé sur-le-champ, il court risque d'être complètement anéanti, la perte l'emportant sur la compensation? En effet, la course de la vie présente ne serait pas en proportion avec cette révolution de mille ans, puisqu'elle est beaucoup plus courte, et conséquemment plus facile à éteindre qu'à rallumer. Ainsi, la perte et le rétablissement n'ayant pas lieu, tandis qu'ils devraient survenir si les morts renaissaient des vivants, il est faux que la mort engendre la vie.
XXXI. D'ailleurs, si les vivants renaissaient des morts, chacun par là même renaîtrait de chacun. Il faudrait donc que les âmes qui avaient animé chaque corps, rentrassent dans ce même corps. Or, si deux, trois, et jusqu'à cinq âmes sont renfermées au lieu d'une dans un seul utérus, les vivants ne naîtront pas des morts, ni chacun de chacun. Dans ce cas, l'âme est unique au commencement, tandis qu'aujourd'hui plusieurs âmes sont tirées d'une seule. De même, puisque les âmes meurent à un âge différent, pourquoi reviennent - elles simultanément? Toutes les âmes passent d'abord par l'enfance: comment admettre qu'un vieillard, après sa mort, revienne enfant sur la terre? Si l'âme, une fois hors du corps, décroît en rétrogradant à l'enfance, combien il était plus raisonnable qu'elle revînt riche de connaissances au bout de mille ans! Au moins fallait-il la faire contemporaine de sa mort, afin qu'elle reprît l'âge qu'elle avait en quittant la vie.
Mais je veux bien qu'elles ne raniment pas les mêmes corps. Si elles revenaient toujours les mêmes, au moins devraient-elles rapporter avec soi les propriétés anciennes de leur caractère, de leurs goûts, de leurs affections, parce que c'est sans fondement qu'on les croit les mêmes, dès qu'elles manquent de tout ce qui atteste leur identité.
Comment savez-vous, me dit-on, si la chose se passe secrètement ainsi? La condition de la révolution millénaire vous ôte la faculté de les reconnaître, parce qu'elles reparaissent inconnues pour vous. Loin de là; je sais qu'il n'en est rien, lorsque vous m'objectez la transformation d'Euphorbe en Pythagore. L'âme d'Euphorbe, le fait est assez prouvé, ne fût-ce que par la gloire attachée à la consécration de son bouclier, était ardente et belliqueuse: au contraire, celle de Pythagore, amie du repos et inhabile aux combats, préfère au bruit des armes de la Grèce la tranquillité de l'Italie. Il s'adonne à la géométrie, à l'astrologie, à la musique; il n'a ni les goûts, ni les affections d'Euphorbe. Il y a mieux. Pyrrhus s'exerçait à tromper les poissons; Pythagore ne voulait pas même en manger, puisqu'il s'abstenait de la chair des animaux. Æthalide et Hermotime avaient introduit la fève au nombre des aliments ordinaires; Pythagore ne permit pas même à ses disciples de traverser un champ de fèves. Je le demande, comment reprendrions-nous les mêmes âmes, puisqu'elles ne prouvent leur identité ni par le naturel, ni par les inclinations, ni par la manière de vivre?
Et puis parmi tant de Grecs, pourquoi quatre âmes seulement qui revivent? Mais pour nous borner à la Grèce, sans vouloir parler des métempsychoses et des métemsomatoses qui ont lieu tous les jours chez toutes les nations et parmi tous les âges, tous les rangs, tous les sexes, pourquoi Pythagore seul se reconnaît-il aujourd'hui différent d'hier, tandis qu'il ne m'arrive rien de semblable? Ou si c'est là un privilège réservé aux philosophes, et apparemment à ceux de la Grèce, comme si les Scythes et les Indiens ne philosophaient pas, pourquoi Epicure n'a-t-il aucun souvenir de sa transformation, ni Chrysippe, ni Zenon, ni Platon lui-même, que nous aurions pris peut-être pour Nestor, à cause du miel de son éloquence?
XXXII. Mais Empédocle, ayant rêvé qu'il était Dieu, et à cause de cela, dédaignant, j'imagine, de se rappeler sa transformation en quelque héros: J'ai été Thamnus (25) et poisson, dit-il: pourquoi pas plutôt un melon, ô insensé! ou bien un caméléon, ô homme gonflé d'orgueil! Mais en sa qualité de poisson, craignant de pourrir dans quelque sépulture embaumée, il aima mieux se brûler vif, en se précipitant dans l'Etna. Dès-lors finit sa métemsomatose, comme un repas d'été après les viandes rôties. Ici, conséquemment, il est nécessaire que nous combattions un système monstrueux, d'après lequel l'âme des hommes passerait dans le corps des bêtes, et l'âme des bêtes dans le corps des hommes. Laissons de côté les thamnus. Toutefois nous serons courts, de peur que nous ne soyons plus forcés de rire que d'enseigner. Nous soutenons que l'âme humaine ne peut en aucune façon être transportée dans le corps des bêtes,«quand même elle serait formée, ainsi que le pensent les philosophes, de substances élémentaires. Que l'âme ait pour origine ou le feu, ou l'eau, ou le sang, ou le vent, ou l'air, ou la lumière, nous ne devons pas perdre de vue que les animaux ont des propriétés contraires à chacune de ces substances. Ainsi les animaux froids sont opposés au feu, tels que les serpents, les lézards, les salamandres, et. tous ceux qui sont formés d'un élément rival, c'est-à-dire de l'eau. Par la même raison, ceux qui sont secs et arides sont opposés à l'eau; les sauterelles, les papillons, les caméléons aiment la sécheresse. De même sont opposés au sang tous ceux qui n'en ont pas la pourpre, les limaçons, les vers, et la plus grande partie des poissons. Tous ceux qui paraissent ne pas respirer, faute de poumons et d'artères, tels que les moucherons, les fourmis, les teignes, et en général tous les insectes imperceptibles, sont opposés au vent. Sont aussi opposés à l'air tous ceux qui, vivant constamment sous terre ou au fond des eaux, sont privés de respiration. On connaît la chose plutôt que le nom. Sont aussi opposés à la lumière tous ceux qui ne voient pas du tout ou qui n'ont d'yeux que pour les ténèbres, tels que les taupes, les chauve-souris et les hibous. Je ne parle ici que des animaux visibles et palpables. D'ailleurs, si j'avais en main les atomes d'Epicure, si je voyais les nombres de Pythagore, si je rencontrais les idées de Platon, si je tenais les entéléchies d'Aristote, je trouverais peut-être aussi des animaux à opposer à ces divers principes par la diversité de leurs propriétés. Or je le déclare, quelle que fût la substance mentionnée plus haut, dont l'âme humaine eût été formée, elle n'aurait pu revivre dans des animaux si opposés à chacun de ces principes, et en vertu de son émigration, transférer son essence dans des corps qui devaient plutôt l'exclure et la rejeter que l'admettre et la recevoir; d'abord à cause de ce premier antagonisme qui met en lutte la diversité des substances, ensuite à cause de toutes les conséquences qui résultent de chaque nature. En effet, 1'ame humaine a reçu d'autres demeures, d'autres aliments, d'autres facultés, d'autres sens, d'autres affections, d'autres accouplements, d'autres procréations. J'en dis autant de son caractère, puis de ses œuvres, de ses joies, de ses dégoûts, de ses vices, de ses désirs, de ses voluptés, de ses maladies, de ses remèdes; elle a enfin sa vie spéciale et sa manière d'en sortir. Comment donc cette âme qui s'attachait à la terre, qui tremblait devant toute élévation ou toute profondeur, que fatiguaient les degrés d'une échelle, que suffoquaient les marches d'une piscine, affrontera-t-elle par la suite les hautes régions de l'air dans le corps d'un aigle, ou bondira-t-elle sur la mer dans le corps d'une anguille? Comment une âme nourrie d'aliments choisis, délicats, exquis, ruminera-t-elle, je ne dirai pas la paille, mais les épines, les feuilles amères et sauvages, les bêtes qui vivent dans le fumier, et jusqu'au venin des reptiles, si elle passe dans le corps d'une chèvre ou d'une caille? Que dis-je, comment vivra-t-elle de cadavres, et de cadavres humains, quand, ours et lion, elle se souviendra d'elle-même? Même inconvenance partout ailleurs, pour ne pas nous arrêter ici sur chaque point. Quelle que soit la dimension, quelle que soit la mesure de l'âme, que fera-t-elle dans des animaux plus grands ou plus petits? Car il faut nécessairement que tout le corps soit rempli par l'âme, de même que l'âme recouverte tout entière par le corps. Comment donc l'âme d'un homme remplira-t-elle un éléphant? Comment s'introduira-t-elle dans un moucheron? Si elle s'étend ou se resserre jusque là, elle ne peut que péricliter. Et voilà pourquoi j'ajoute: Si elle n'est en rien susceptible de passer dans les animaux qui ne lui ressemblent ni par les dimensions du corps ni par les autres lois de leur nature, se changera-t-elle d'après les propriétés des genres, pour adopter une vie contraire à la vie humaine, devenue elle-même, par cette transformation, contraire à l'âme humaine? En effet, si elle subit cette transformation en perdant ce qu'elle a été, elle ne sera plus ce qu'elle a été; et si elle n'est plus ce qu'elle a été, dès-lors cesse la métemsomatose, c'est-à-dire qu'on ne peut plus l'attribuer à une âme qui n'existera plus, dès qu'elle sera transformée. Il n'y aura véritablement métemsomatose pour l'âme que quand elle la subira en conservant la même essence. Si donc elle ne peut ni être transformée, parce qu'elle cesserait d'être elle-même, ni conserver son essence, parce qu'elle n'admet pas deux natures contraires, je cherche encore quelque motif plausible qui justifie cette transformation. En effet, quoique certains hommes soient comparés aux bêtes à cause de leurs mœurs, de leur caractère et de leurs penchants, puisque Dieu lui-même a dit: « L'homme s'est rendu semblable aux animaux dépourvus de raison, » il ne s'ensuit pas que les voleurs deviennent à la lettre pour moi des vautours, les impudiques des chiens, les violents des panthères, les vertueux des brebis, les bavards des hirondelles, les chastes des colombes, comme si la substance de l'âme, partout la même, reprenait sa nature dans les propriétés des animaux. Autre chose est la substance, autre chose la nature de la substance. En effet, la substance est la propriété inaliénable de chaque être: la nature, au contraire, peut être commune. Citons un exemple. La pierre, le fer, voilà la substance: la dureté de la pierre et du fer, voilà la nature de la substance. La dureté est commune, la substance est différente. La flexibilité de la laine, la flexibilité de la plume, sont des qualités naturelles qui se ressemblent dans des substances qui ne se ressemblent pas. Il en est de même de l'homme. Quoiqu'on le compare à une bêle cruelle ou innocente, il n'a pas la même âme. Car on signale alors la ressemblance de la nature là où l'on aperçoit la diversité de substance. Par là même que tu juges l'homme semblable à la bête, tu confesses que l'âme n'est pas la même, puisque tu la fais semblable, mais non identique. Ainsi l'oracle divin est plein de sagesse, quand il compare l'homme à la brute, sous le rapport de la nature, mais non de la substance. D'ailleurs, Dieu lui-même n'eût pas adressé à l'homme de tels reproches, s'il l'avait connu animal dans sa substance.
XXXIII. Puisque l'on appuie sur la nécessité du jugement le dogme que les âmes humaines passent, d'après leur vie et leurs mérites, dans différentes espèces d'animaux, il s'ensuit qu'elles doivent être égorgées dans les animaux que l'on tue, domptées dans ceux qui sont domestiques, fatiguées dans ceux qui travaillent, souillées dans ceux qui sont immondes, de même qu'honorées, chéries, soignées, recherchées dans les plus beaux, les plus doux, les plus utiles et les plus délicats. Ici je dirai: Si les âmes sont transformées, ce ne sont plus elles qui recevront le traitement qu'elles auront mérité: l'économie du jugement n'a plus d'effet, si la perception des mérites n'existe pas. Or la perception des mérites n'existe plus, dès que l'essence des âmes est changée; et l'essence des âmes est changée, si elles ne demeurent pas ce qu'elles sont. Il en est de même quand elles demeureraient ce qu'elles sont pour être jugées. Le Mercure égyptien l'a bien compris quand il a dit que l'âme sortie du corps, au lieu d'aller se perdre dans l'âme de l'univers, demeure distincte, afin de rendre compte au Père de tout ce qu'elle a fait pendant qu'elle animait le corps. Je veux aussi examiner si par sa justice, sa gravité, sa majesté, sa dignité, le jugement divin ne l'emporte pas de beaucoup sur la loi humaine, plus complet dans l'exécution de sa double sentence, soit châtiments, soit faveurs, plus sévère dans ses vengeances, plus libéral dans ses largesses. Que deviendra, crois-tu, l'âme de l'homicide? Sans doute quelque animal destiné au couteau du boucher, afin qu'elle soit égorgée de même qu'elle a égorgé, qu'elle soit écorchée de même qu'elle a dépouillé, qu'elle soit exposée pour servir d'aliment, de même qu'elle a exposé aux animaux de proie ceux qu'elle a immolés dans les forêts et les lieux écartés. Si telle est sa condamnation, cette âme n'éprouvera-t-elle pas plus de soulagement que de torture, en trouvant sa mort parmi des cuisiniers précieux, avalée avec les assaisonnements d'Apicius et de Lurcon (26), servie sur les tables de Cicéron (27), emportée dans la riche vaisselle de Sylla, ayant un banquet pour funérailles, dévorée par ses égaux plutôt que par les vautours et les loups, de sorte que, ensevelie dans le corps d'un homme et rentrée dans le genre qui lui appartient, elle semble être ressuscitée, triomphant des jugements humains, si elle les a éprouvés. En effet, ils livrent, à des bêtes diverses, choisies à dessein et dressées par d'autres maîtres que la nature, le meurtrier vivant encore, que dis-je? mourant avec peine, afin qu'il endure toute la plénitude de son supplice par les savantes lenteurs de son trépas. Son âme a-t-elle pris les devants sous les coups d'un dernier poignard? Son corps n'est pas même à l'abri du fer. Sa gorge et ses entrailles sont percées, sa poitrine est rompue; qu'importe? on exige de lui la compensation de son propre forfait. De là on le précipite dans les flammes, afin de punir sa sépulture. D'autre sépulture, il n'y en a pas pour lui. Cependant on ne veille pas sur son bûcher avec un soin tel que d'autres animaux ne se disputent ses restes. Au moins point de pardon pour ses ossements, point de grâce pour ses cendres: il faut les châtier par la nudité. La vengeance que les hommes tirent de l'homicide est aussi grande que la nature elle-même qu'ils vengent. Qui ne préférerait la justice du siècle, qui, selon la déclaration de l'Apôtre, n'est pas armée en vain du glaive, et qui, en sévissant pour l'homme, est religieuse? Si nous nous rappelons encore le châtiment infligé aux autres crimes, le gibet, le bûcher, |70 le sac de cuir, les harpons, les roches aiguës, quel malfaiteur ne serait pas intéressé à subir sa sentence chez Pythagore ou Empédocle? En effet, combien ceux qui, pour être punis par l'esclavage et le travail, passeront dans le corps des bêtes de somme, n'auront-ils pas à s'applaudir du moulin et de la roue qui recueille l'eau, quand ils se souviendront des mines, des loges, des travaux publics et des cachots eux-mêmes, quelque oisifs qu'ils soient!
De même, je cherche les récompenses de ceux qui auront livré au juge une vie intègre et vertueuse, ou plutôt je ne rencontre que leurs supplices. Merveilleuse récompense, en vérité, pour les hommes de bien, que de revivre dans le corps de chaque animal! Homère se souvient d'avoir été paon; ainsi l'a rêvé Ennius. Mais je n'en croirai pas les poètes, même éveillés. Si beau que soit ce paon, quelque soit l'éclat de ses couleurs, ses plumes n'en sont pas moins muettes, sa voix n'en déplaît pas moins; et les poètes n'aiment rien tant que de chanter: Homère changé en paon est donc plus condamné qu'honoré. Il se réjouira davantage du salaire que lui réserve le siècle, où il est proclamé le père des sciences libérales, préférant les ornements de sa gloire à ceux de sa queue. Eh bien! d'accord, que les poètes soient transformés en paons ou en cygnes, si toutefois la voix des cygnes eux-mêmes a quelque charme: quel animal donneras-tu pour enveloppe au juste Eaque? Dans quelle bête enfermeras-tu la chaste Didon? Dans quel oiseau entrera la patience, dans quel quadrupède la sainteté, dans quel poisson l'innocence? Tous les êtres vivants sont les serviteurs de l'homme: tous lui sont assujettis en esclaves. S'il devient l'un d'eux, il est abaissé. Quoi! dégrader jusque là un homme auquel la reconnaissance publique a consacré, à cause des services qu'il a rendus, des images, des statues, des titres, des honneurs publics, des privilèges! auquel le peuple et le sénat offrent des sacrifices et des victimes! O jugements divins, plus menteurs après la mort que ceux de l'homme, méprisables dans leurs châtiments, objets de dégoût dans leurs faveurs, que la scélératesse ne redouterait point, que n'ambitionnerait point la vertu; auxquels courraient les malfaiteurs plutôt que les élus, les premiers pour se dérober plus promptement à la justice du siècle, les seconds pour la subir plus tard! Philosophes, vous nous enseignez avec raison, vous nous persuadez avec utilité que les supplices ou les récompenses sont plus légers après la mort, puisque si quelque jugement attend les âmes, il faudra le croire plus redoutable dans l'examen que dans la conduite de la vie, parce que rien de plus complet que ce qui est le dernier, et rien de plus complet que ce qui est divin. Dieu jugera donc plus complètement, parce qu'il jugera le dernier par une sentence éternelle, pour le supplice aussi bien que pour le rafraîchissement; renvoyant les âmes, non pas dans le corps des bêtes, mais dans leurs propres corps, et cela une seule fois, et cela dans « ce jour
que le Père lui seul connaît, » afin que la sollicitude de la foi soit éprouvée par une attente pleine d'anxiété, les yeux constamment fixés sur ce jour, parce qu'elle l'ignore constamment, craignant tous les jours parce qu'elle espère tous les jours.
XXXIV. Jusqu'à ce jour aucune hérésie n'a encore avancé en son propre nom l'opinion extravagante qui fait revivre les âmes humaines dans le corps des bêles. Mais nous avons jugé nécessaire de rapporter et de combattre cette assertion, parce qu'elle se lie aux précédentes, afin de réfuter la transformation d'Homère en paon, de même que celle de Pythagore en Euphorbe, et pour que cette métempsychose ou métemsomatose, réduite au néant, renversât également celle qui a fourni aux hérétiques quelques arguments. En effet, Simon le Samaritain, le même qui, dans les Actes des Apôtres, voulut acheter l'Esprit saint, après avoir été condamné par l'Esprit lui-même à périr avec son argent, pleura vainement, et dirigea ses efforts vers la ruine de la vérité, comme pour soulager sa défaite. Appuyé sur les ressources de son art, il recourt aux prestiges, et, avec le même argent, il achète une Tyrienne, nommée Hélène, qu'il arrache à la débauche publique, récompense digne de lui, en échange de l'Esprit saint qu'il avait marchandé. Puis il feignit qu'il était le Père souverain. Quant à l'esclave, elle était, disait-il, la première pensée (28) par laquelle il avait résolu de créer les anges et les archanges. Une fois qu'elle en eut connaissance, elle s'élança hors du Père, et descendit sur les régions inférieures. Là, devançant les desseins du Père, elle engendra les puissances angéliques, qui ignorent leur père et ont créé ce monde; mais celles-ci la retinrent captive, par jalousie, de peur qu'après son départ elles ne fussent regardées comme les productions d'un autre. Voilà pourquoi, après avoir subi toute sorte d'affronts, afin qu'ainsi déshonorée elle ne pût jamais partir, elle fut dégradée jusqu'à la forme humaine, réduite à s'enfermer dans les liens de la chair. Elle passa pendant un grand nombre de siècles tantôt dans une femme, tantôt dans une autre; elle fut aussi cette Hélène fatale à Priam d'abord, puis aux yeux de Stesichore qu'elle aurait aveuglé pour se venger de ses épigrammes, et auquel elle aurait ensuite rendu la vue, fléchie par ses louanges. Après de nombreuses transformations de cette nature, pour dernière honte, elle fut la prostituée Hélène dans un lieu de débauche. Elle est donc la brebis perdue vers laquelle était descendu le Père souverain, c'est-à-dire Simon. Après l'avoir ainsi retrouvée et rapportée, sur ses épaules ou ailleurs? je l'ignore, il songea ensuite au salut des hommes, pour les délivrer, par une sorte d'affranchissement, des puissances angéliques. C'est pour les mieux tromper, que lui-même, prenant une forme visible et se montrant homme aux regards des hommes, joua dans la Judée le rôle de fils, dans la Samarie, celui de père. O Hélène, qui n'en peut mais entre les poètes et les hérétiques, déshonorée autrefois par l'adultère, aujourd'hui par la prostitution, si ce n'est qu'elle est arrachée plus glorieusement de Troie que d'un lieu de débauche, de Troie avec mille vaisseaux, du lieu de débauche sans qu'il en coûtât peut-être mille deniers. Rougis, Simon, et de ta lenteur à la redemander, et de ta timidité à la reconquérir. Ménélas, au contraire, se met à sa poursuite aussitôt qu'elle est perdue, la redemande aussitôt qu'elle est enlevée, l'arrache au ravisseur par un combat de dix ans, et cela sans se cacher, sans descendre à la ruse ni au mensonge. Je crains bien que le père véritable ne soit celui qui a travaillé avec plus de vigilance, avec plus de courage et avec plus de persévérance à reconquérir Hélène.
XXXV. Mais la métempsychose n'a pas fourni cette fable pour toi seul. Voilà qu'elle est adoptée aussi par Carpocrate, tout à la fois magicien et fornicateur, quoique du côté d'Hélène, il te cède le pas. Et pourquoi non? Puisque pour assurer le renversement de toute loi divine et humaine, il affirma que les âmes rentraient dans les corps. La vie présente, dit-il, n'est achevée pour personne, à moins d'avoir accompli tout ce qui la souille, parce que le mal n'existe pas de sa nature, mais seulement dans l'opinion. C'est pourquoi la métempsychose nous attend nécessairement, si dans cette première période de la vie, nous n'avons pas satisfait tous nos penchants dépravés. Les crimes appartiennent à la vie; d'ailleurs l'âme doit y être rappelée autant de fois qu'elle se présentera avec une dette, et n'ayant pas payé son contingent de crimes, précipitée de temps en temps dans la prison du corps, « jusqu'à ce qu'elle ait payé la dernière obole. » C'est ainsi qu'il pervertit cette allégorie tout entière du Seigneur, quoique l'interprétation en soit lumineuse, et que d'abord il eût dû l'entendre dans son sens naturel. Car le païen est un ennemi, marchant avec nous dans la carrière commune de la vie; d'ailleurs « il nous faudrait sortir de ce monde, » s'il ne nous était pas permis de converser avec eux. Il veut donc que nous lui communiquions les biens de l'âme. « Aimez vos ennemis, dit-il, et priez pour ceux qui vous maudissent, » de peur que, provoqué à tort par quelque relation d'affaires, il ne vous traîne devant son juge, et que jeté en prison, vous n'y soyez détenu jusqu'à l'acquittement de toute votre dette. Veux-tu que la mention de cet ennemi s'applique au démon, parce qu'il est dit qu'il nous observe? Tu es encore averti de garder avec lui cet accord qui est fondé sur les engagements de la foi. N'as-tu pas promis de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses anges? Tel est le traité signé entre vous. L'amitié, par suite de la fidélité aux engagements, consistera pour toi à ne rien reprendre désormais de ce que tu as répudié, de ce que tu lui as rendu, de peur qu'il ne te livre aux jugements de Dieu comme un fourbe, comme un violateur du pacte, de même que nous le voyons ailleurs, « accuser les saints, et se faire leur délateur, ainsi que l'indique son nom; » de peur enfin que ton juge ne te livre au ministre de ses « vengeances, et que tu ne sois envoyé dans une prison, d'où tu ne sortiras qu'après avoir acquitté les fautes les plus légères » dans l'intervalle de la résurrection. Quoi de plus naturel que ces sens? Quoi de plus vrai que ces interprétations?
D'ailleurs, si dans le système de Carpocrate, l'âme reste la débitrice de tous les forfaits, qui faudra-t-il entendre par son ennemi et son antagoniste? A mon avis, un esprit raisonnable qui la conduirait aux œuvres de la vertu, pour la faire passer tantôt dans un corps, tantôt dans un autre, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus trouvée coupable de vertu dans aucun d'eux. C'est là comprendre ce qu'un arbre est bon quand il porte de mauvais fruits, » en d'autres termes, c'est reconnaître la doctrine de la vérité à la perversité des préceptes.
Les hérétiques de cette nature, afin de venir en aide à la métempsychose, s'emparent, j'imagine, de l'exemple d'Elie, qui est comme représenté dans Jean, le précurseur du Christ. « Elie est déjà venu, et ils ne l'ont pas connu. » Et ailleurs, « Si vous voulez l'entendre, il est lui-même Elie qui doit venir. » Quoi donc? Les Juifs interrogeraient-ils Jean, « Etes-vous Elie? » en vertu du système de Pythagore, et non conformément à la prophétie divine: «Voilà que je vous enverrai Elie le thesbitain? » Mais leur métempsychose est le rappel de l'âme morte depuis longtemps et revivant dans un autre corps. Elie, au contraire, viendra, non pas après avoir quitté la vie, mais en changeant de lieu simplement; non pour être rendu à un corps dont il ne s'est pas séparé, mais pour être rendu à un monde hors duquel il a été enlevé; non pour ressusciter à une vie qu'il avait perdue, mais pour accomplir la prophétie, toujours lui, toujours le même, rapportant son nom et sa substance d'homme.
---- Mais comment Jean sera-t-il Elie?
---- Tu as la parole de l'ange. « Et il ira, devant lui, en présence du peuple, dans l'esprit et la vertu d'Elie, » mais non dans son âme, ni dans sa chair. Les substances, en effet, sont la propriété de chaque individu. Mais, de même que l'esprit et la vertu sont conférés par la grâce de Dieu, de même ils peuvent être transportés à un autre par la volonté de Dieu, comme il arriva autrefois de l'esprit de Moïse.
XXXVI. Nous avons abandonné, pour nous jeter dans les questions qui précèdent, un point où il nous faut revenir. Nous avions établi que l'âme est semée dans l'homme et au moyen de l'homme, et qu'il n'y avait dès le commencement qu'une semence pour l'âme, de même que pour la chair, dans toute la postérité humaine, afin de répondre ainsi aux opinions rivales des philosophes et des hérétiques, et surtout à cette tradition surannée de Platon. Maintenant nous poursuivons l'ordre des questions qui viennent après celles-là.
L'âme semée dans l'utérus en même temps que la chair, reçoit en même temps qu'elle son sexe, mais si bien en même temps, qu'aucune des deux substances n'a la priorité dans ce qui concerne le sexe. Si en effet dans les semences de l'une et de l'autre substance, la conception admettait quelque intervalle, de manière que la chair ou que l'âme fût semée la première, il y aurait lieu d'attribuer à l'une des deux substances, la propriété du sexe, à cause de l'intervalle qui a séparé les deux semences, afin que la chair imprimât à l'âme son sexe, ou l'âme à la chair. Apelles en effet, non pas le peintre, mais l'hérétique, en déclarant que les âmes étaient mâles et femelles avant d'entrer dans les corps, comme il l'avait appris de la bouche de Philumène, nous montre la chair recevant de l'âme son sexe, comme étant venue la seconde. Ceux qui introduisent l'âme dans la chair après l'enfantement, préjugent aussi par là même que la chair communique à l'âme, avant sa formation, le sexe masculin ou féminin. Il n'en est rien. Les semences des deux substances, indivisibles, et contemporaines dans leur effusion, subissent un travail simultané par lequel cette économie de la nature, quelle qu'elle soit, revêt les linéaments qui lui appartiennent. Du moins, les exemples primitifs rendent encore témoignage ici, puisque le mâle est formé en moins de temps: Adam en effet fut créé le premier; la femme arrive un peu plus tard: Eve en effet fut créée la seconde. La chair de celle-ci est donc plus long-temps informe, telle qu'elle fut tirée du côté d'Adam. Toutefois elle est déjà un être animé, parce que, je le reconnais, cette portion d'Adam était alors animée. Au reste, Dieu l'eût animée elle-même de son souffle, si l'âme d'Adam n'était pas passée dans la femme, ainsi que sa chair, par voie de propagation.
XXXVII. Une puissance, ministre de la volonté divine, préside aux soins de semer l'homme dans l'utérus, de le former, de l'élaborer progressivement, quelles que soient les lois qu'elle ait mission d'exécuter. Frappée de ces considérations, la superstition romaine inventa aussi une déesse Alémona, chargée de nourrir le fœtus dans le sein maternel; une Nona et une Décima, à cause des mois les plus difficiles; une Partula, pour gouverner l'accouchement; et enfin une Lucine, pour produire l'enfant à la lumière. Pour nous, nous confions à un ange ces fonctions divines. Le fétus est donc un homme dans le sein maternel aussitôt qu'il est complètement formé. La loi de Moïse, en effet, punit par le talion, quiconque est coupable d'avortement, puisque le principe qui fait l'homme existe, puisqu'il peut déjà vivre et mourir, puisqu'il est déjà soumis aux vicissitudes humaines, quoique vivant encore dans sa mère, il participe à tout ce qu'éprouve sa mère.
Je dirai aussi un mot de l'époque où l'âme naît, afin d'embrasser toute la question. La naissance régulière a lieu vers l'entrée du dixième mois. Ceux qui supputent les nombres honorent aussi la décade comme le nombre générateur de tous les autres, et complétant d'ailleurs la naissance humaine. Pour moi, j'aime mieux rapporter à Dieu la mesure de ce temps, afin que ces dix mois soient plutôt l'initiation de l'homme au décalogue, et que l'espace nécessaire à sa naissance soit égal au nombre des préceptes auxquels il devra sa renaissance. Mais puisque la naissance est achevée au septième mois, je lui accorderais plus volontiers qu'au huitième, l'honneur de rappeler le sabbat, de sorte que le mois où l'image de Dieu est produite à la lumière, correspond par intervalles au jour où se consomma la création divine. Il a été permis à la naissance de prendre les devants et de se rencontrer si exactement avec la semaine, comme un présage de résurrection, de repos et de royauté. Voilà pourquoi l'ogdoade (29) ne nous engendre pas. « Alors en effet il n'y aura plus de mariage. »
Nous avons déjà établi l'union de l'âme et du corps à partir de l'indivisible mélange des semences elles-mêmes jusqu'à l'ancienne formation du fétus: nous la maintenons encore en ce moment à dater de la naissance. D'abord, elles croissent ensemble, mais chacune à leur manière, selon la diversité de leur genre, la chair en volume, l'âme en intelligence; la chair en extérieur, l'âme en sentiment. D'ailleurs il n'est pas vrai que l'âme croisse en substance, de peur que l'on ne dise qu'elle décroît également en substance, et qu'on en conclue qu'elle s'éteint. Mais sa puissance intime, dans laquelle résident tous les trésors dont elle a été dotée à sa naissance, se développe par degrés avec la chair, tandis que la portion originaire de substance qu'elle a reçue avec le souffle divin ne change pas. Prenez une certaine quantité d'or ou d'argent, masse encore grossière. Sa forme resserrée, et moindre que sa forme future, contient toutefois dans les limites de ses dimensions tout ce qui est la nature de l'or. Ensuite, lorsque la masse est allongée en lame, elle devient plus grande qu'à son origine, par la dilatation d'un poids qui reste le même. mais non par son accroissement, en s'étendant, mais non en augmentant, quoiqu'il y ait accroissement pour elle, lorsqu'elle s'étend ainsi. En effet, elle peut croître en dimensions extérieures, quoique la substance soit immuable. Alors l'éclat de l'or et de l'argent, qui existait déjà dans le bloc, obscurci quoique réel, brille avec plus d'intensité: alors arrivent tantôt une modification, tantôt une autre, suivant la malléabilité de la matière, et d'après la volonté de celui qui la travaille; mais sans rien ajouter à sa mesure, que la forme. Il en est de même des accroissements de l'âme; ils n'atteignent point sa substance; ils la développent (30).
XXXVIII. Quoique nous ayons posé ce principe préliminaire, que toutes les facultés naturelles de l'âme, qui appartiennent au sentiment et à l'intellect, résident au fond de sa substance, en vertu de sa naissance elle-même, mais se développent insensiblement avec l'âge, diversement modifiées par les accidents, d'après les institutions, les lieux et les puissances dominatrices, voici cependant qu'à l'appui de l'union de l'âme et du corps, qui est maintenant agitée, nous disons que la puberté de l'âme coïncide avec celle de la chair, et qu'elles commencent simultanément l'une et l'autre vers la quatorzième année environ, la première par le progrès des sentiments, la seconde par le développement des membres; et cela, non pas parce que, suivant Asclépiade, la réflexion date de cet âge, ou parce que la loi fixe cette époque pour la capacité civile, mais parce que le motif en remonte à la création. Si, en effet, « Adam et Eve sentirent, par la connaissance du bien et du mal, qu'il fallait couvrir leur nudité, » du moment où nous avons le même sentiment, nous déclarons que nous discernons le bien et le mal. Or, à partir de cet âge, le sexe est plus disposé à rougir, il se couvre d'un duvet nouveau, la concupiscence se sert du ministère des yeux, communique ses impressions agréables, comprend ce qui est, environne son domaine d'ardeurs contagieuses comme d'une ceinture de figuier, chasse l'homme du paradis de l'innocence, glissant ensuite honteusement dans des prévarications contre nature, parce que ce n'est pas la nature, mais le vice qui les enseigne.
D'ailleurs, il n'y a proprement qu'une concupiscence naturelle, celle des aliments, que Dieu donna originairement à l'homme: « Vous mangerez de tous les fruits. » Il étendit, cette faculté pour la seconde génération après le déluge. « Voilà, dit-il, que vous prendrez pour nourriture tout ce qui vit, de même que toute sorte de plantes: » pourvoyant ainsi, non pas tant à l'âme qu'à la chair, quoiqu'en vue de l'âme. Car il faut enlever au sophiste l'occasion de dire que l'âme paraissant désirer des aliments doit être réputée mortelle, puisque les aliments la soutiennent, tandis qu'elle languit, lorsqu'on les diminue, et qu'elle succombe, lorsqu'on les lui retranche complètement. Or, non-seulement il faut examiner qui désire ces aliments, mais encore dans quel but; puis si c'est pour soi qu'il les désire, pourquoi, quand et jusqu'à quand il les désire, parce qu'autre chose est de désirer par nature, autre chose par nécessité; autre chose en vertu d'une propriété, autre chose en vertu d'une raison. L'âme désirera donc des aliments, pour elle, il est vrai, par un motif de nécessité, pour la chair, au contraire, par la nature de sa propriété. Assurément la chair est la maison de l'âme, et l'âme est l'hôte de la chair. L'habitant, par la raison et la nécessité même de ce nom, désirera donc tout ce qui doit profiter à la maison, pendant le temps qu'il y habitera, non pas qu'il soit lui-même assis sur ces fondements, enfermé dans ces murs, soutenu par ce toit (31), mais pour y être contenu, puisqu'il ne peut l'être autrement que par une maison en bon état. Sans quoi, il sera permis à l'âme, une fois que la maison croule faute de ses propres soutiens, de se retirer saine et sauve, conservant ses appuis, et les aliments qui appartiennent à sa nature, l'immortalité, la raison, le sentiment, l'intellect et le libre arbitre.
XXXIX. Celui qui dans l'origine fut jaloux de l'homme, obscurcit et déprave encore aujourd'hui toutes ses facultés, conférées à l'âme au moment de sa naissance, afin d'empêcher qu'elles ne brillent par elles-mêmes ou qu'elles ne soient dirigées là où il faut. En effet, à quel homme ne s'attachera pas l'esprit mauvais, puisqu'il guette les âmes, aux portes mêmes de la vie, ou même qu'il est appelé par toutes les superstitions qui environnent un enfantement, tant l'idolâtrie est comme l'accoucheuse de tous les nouveau-nés, et lorsque les femmes enceintes, couronnées de bandelettes, tressées devant les idoles, déclarent que leurs fruits sont consacrés aux démons; et lorsqu'on appelle à grands cris Diane et Lucine pendant le travail de l'enfantement; et lorsque toute une semaine une table est dressée à Junon; et lorsque le dernier jour on tire l'horoscope qui sera consigné par écrit; et lorsque les premiers pas que l'enfant imprime sur la terre sont consacrés à la déesse Statina? Qui ensuite ne voue à la malédiction la tête tout entière de son fils, ou n'excepte quelque cheveu, ou ne coupe la totalité avec un rasoir, ou ne l'enchaîne par quelque sacrifice, ou ne le marque de quelque sceau sacré, pour quelque superstition en l'honneur de la patrie ou des aïeux, particulière ou publique? C'est dans cet état qu'un esprit démoniaque trouva Socrate encore enfant. C'est ainsi que l'on assigne à chacun son génie, qui est le nom des démons. Tant il est vrai qu'aucune naissance n'est pure, des païens veux-je dire. De là vient que l'Apôtre déclare « que les deux sexes ayant été sanctifiés, engendrent des saints, non moins par la prérogative de la semence, que par la loi de l'institution. D'ailleurs, ajoute-t-il, ils naîtraient impurs; » comme voulant faire entendre que les enfants des fidèles sont désignés néanmoins à la sainteté, et conséquemment au salut, afin que par le gage de cette espérance, il vînt en aide aux mariages, qu'il avait jugé à propos de maintenir. D'ailleurs il se souvient de l'oracle du Seigneur: « Quiconque ne renaîtra point de l'eau et de l'esprit, ne pourra entrer dans le royaume de Dieu. »
XL. Ainsi, toute âme naît dans Adam, jusqu'à ce qu'elle renaisse dans le Christ, impure aussi long-temps qu'elle n'a pas pris cette seconde naissance. Or, elle est pécheresse, parce qu'elle est impure, soumise à la honte par son association avec la chair. Car quoique la chair « suivant laquelle il nous est interdit de marcher, dont les œuvres sont condamnées parce qu'elle est en lutte contre l'esprit, et à cause de laquelle les hommes sont appelés charnels, soit une chair pécheresse, » toutefois elle n'est pas ignominieuse de son chef. En effet, elle n'a par son propre fonds ni la réflexion, ni le sentiment pour conseiller, ou pour ordonner le péché. Et comment en serait-il autrement, puisqu'elle n'est qu'un ministère. Encore est-elle un ministère, non pas à la manière d'un esclave, ou d'un ami d'un rang inférieur: il y a là des âmes; mais à la manière d'une coupe, ou de tout autre corps de cette nature, où l'âme est absente. En effet, la coupe fournit son ministère à l'homme altéré; mais si celui qui a soif ne prépare lui-même la coupe, la coupe ne le servira point. Tant il est vrai qu'aucune propriété de l'homme ne réside dans la matière terrestre; la chair n'est pas homme, comme étant une autre faculté de l'âme, ni une autre personne, elle est chose d'une substance absolument différente, et d'une autre nature, attachée à l'âme toutefois, comme un meuble, comme un instrument pour les diverses fonctions de la vie. Les Ecritures adressent donc des reproches à la chair, parce que, dans les œuvres de la volupté, de la gourmandise, de l'ivresse, de la colère, de l'idolâtrie, et dans tous les autres actes charnels, l'âme n'exécute rien sans le concours de la chair, non par la volonté, mais par les effets. Enfin la volonté de pécher, même lorsqu'elle n'est pas accompagnée de l'acte, est imputée constamment à l'âme: « Quiconque regarde une femme avec convoitise, a commis l'adultère dans son cœur. »
Au reste, qu'est-ce que la chair sans l'âme? que peut-elle seule conséquemment dans les œuvres de vertu, de justice, de patience, de chasteté? Or, quelle contradiction que d'attribuer des crimes à une substance à laquelle on n'accorde pas même de bons enseignements qui lui soient propres! Mais la substance par le ministère de laquelle se commet le délit est recherchée, afin que celle qui a péché devienne plus solidaire, sans dispenser de l'accusation celle qui lui a prêté son ministère. L'odieux s'attache plus fortement au chef, lorsque l'on incrimine les divers acteurs: celui qui ordonne est plus sévèrement châtié, quoique celui qui s'est contenté d'obéir ne soit pas excusé.
10. (2) Les Valentiniens assignaient à l'ame une triple nature: spirituelle, ou prophétique; choïque, ou terrestre; matérielle, ou animale.
11. (1) Dans le livre contre Hermogène, de Censu animée. Hermogène prétendait que Dieu n'avait pu créer l'univers sans une matière préexistante, nécessairement mauvaise.
12. (1) Εμβρυον, embryon, fœtus; σφαζω,tuer.
13. (2) Ψυχὴ, âme; ψυχαζω, rafraîchir, refroidir.
14. (1) Argée, montagne de la Cappadoce. Sita est sub Argæo monte omnium altissimo, cujus vertex nunquam nivibus privatur. ( Strabon. )
15. (2) Auspicatiùs enectâ parente gignuntur, sicut Scipio Africanus prior, natus; primusque Caesar à caeso matris utero dictus: quâ de causâ caesones appellati. (Pline l'Ancien, liv. 7, ch. 9.)
16. (1) Elisabeth.
17. (2) La sainte Vierge.
18. (1) Allusion à ce passage du Phédon: Vetus quidem sermo quispiam est hic, quod hinc abeuntes, illinc sint et rursùs redeunt, et ex mortuis fiunt viventes.
19. (2) Corpulentiam interpolasse. Phrase obscure. Le commentateur dit: « Cùm vidit satis finxisse separationem animæ suæ à corpore, et mortem adeo ut septennis mortuus et fœtens, arcere posset etiam charissimos ab aperiendo sepulcro. »
20. (1) Cataboliques. On appelait de ce nom certains esprits malfaisants qui renversent à terre ceux dont ils s'emparent ( καθα βαλλω ), les agitent jusqu'à les jeter dans des contorsions violentes, et les contraignent, furieux et écumants, de prophétiser. Ces esprits n'étaient pas toujours présents clans le corps du possédé: ils n'y venaient qu'à certains moments et à certaines conditions.
21. (2) Parèdres. Suivant Eusèbe, c'étaient des esprits qui, semblables à celui de Simon le Magicien, restaient toujours auprès de la victime. Parèdres, de παρεζομαι, en latin assidere.
22. (3) Pythoniques. Ainsi nommés d'Apollon pythien. Suidas les appelle engastrimythes, ou ventriloques, parce que ces esprits résidant dans la poitrine de l'homme, lui arrachaient des paroles prophétiques.
23. (4) Euphorbe, soldat troyen, tué par Ménélas au siège de Troie. Le vainqueur consacra sa dépouille dans le temple de Delphes, avec cette inscription: Palladi Minervæ, ab Euphorbo, Menelaüs.
24. (1) Platon avait dit dans le Phèdre, et au 10e livre de la République, qu'au bout de mille ans, le genre humain aurait complètement réparé ses pertes: Universam orbis fore restitutionem post mille annos.
25. (1) Les commentateurs sont ici partagés. Les uns prennent Thamnus pour un dieu; c'est l'Adonis des Phéniciens. L'Ecriture sainte en parle: Ecce ibi mulieres sedebant plangentes Adonidem (en hébreu Thamuz). Saint Clément d'Alexandrie, au 6e livre des Stromates, fait mention d'un vers d'Empédocle où il s'attribue la divinité. Suidas lui met aussi ces mots à la bouche: « Nam memini quondam fueram puer atque puella. » D'autres, au contraire, veulent que thamnus soit une sorte d'arbrisseau. Ce dernier sens paraît ne pas s'accorder aussi bien avec le texte, puisque Tertullien vient de dire qu'Empédocle avait rêvé qu'il était dieu. Quoi qu'il en soit, nous avons conservé le mot latin, sans lui donner aucune signification qui le caractérise.
26. (1) Aufidius Lurco, fameux gourmand cité ailleurs par Tertullien. Aufidius Lurco primus saginâ corpora vitiavit, et coactis alimentis inadulterinum provexit saporem. ---- De Pallio.
27. (2) Cicéron. Adigo cauterem ambitioni, qua M. Tullius quingentis millibus nummûm orbem citri emit. Id., de Pallio.
28. (1) Saint Irénée l'appelle: Mentis conceptio; et saint Justin: Prima mentis inlelligentia.
29. (1) Nombre huit. Il représente, dans saint Clément d'Alexandrie, le ciel où les enfants du siècle ne se marient plus. Patria virginitatis paradisus, a dit saint Ambroise.
30. (1) Provocativa, dit le Commentaire, tanquam vocantia et educentia animam e caveâ in quâ sepulta est.
31. (1) Loricandus, incrustationes, et picturas murorum dixit. Tibicinandus, libicines, unde vox tibicinare est sumpta, tigna sunt et fulcra, quibus aedificia inclinata, et alioquin ruitura sustinentur.
32. (1 ) Sénèque le tragique: « Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil, » (In Troade.)